C’est Spinoza qui disait, ne pas railler, ne pas déplorer, ne pas maudire, mais comprendre. Il est vrai que l’époque, shootée à l’émotion et aux rassemblements de façade sur les réseaux sociaux s’enivre de ses préjugés qu’elle confond, sous manipulations constantes, avec de la pensée. Aussi vrai que dans cette communion psychédélique où la bêtise est rarement loin, celui qui s’écarte du troupeau, même avec l’infime prétention d’une pensée complexe arrive à choquer, moins par la véracité de ses propositions que par l’effet du poil dans le potage.
De quoi s’agit-il ?
La façon simple sans être simpliste de poser le problème est qu’on a affaire à des médecins qui s’octroient la permission de laisser mourir leurs patients dans l’optique de soutirer de l’État de meilleures conditions de travail. Les malades sont ici les otages qui servent de boucliers à une cause dont le bien-fondé n’évacue pas le questionnement sur ses méthodes.
L’effondrement de la santé publique en Haïti
Ce n’est pas un hasard si malgré le flot continu de gradués annuels, les dizaines de bourses attribuées, il n’y a que 2 médecins, un engagé et l’autre en manque de perspectives, pour desservir chaque 10 000 Haïtiens. En un mois, un médecin en France gagne près de deux fois ce qu’un médecin haïtien espère obtenir pour une année entière. Au problème salarial, il faut ajouter les faiblesses inhérentes au système universitaire du pays et la gestion inconséquente du ministère de la santé publique. Il arrive que des praticiens opèrent des êtres humains de façon artisanale, amputés des outils de base nécessaires à l’exercice de leur métier.
Questionner alors l’essence de leurs indignations relèverait au mieux du mépris pour la noblesse de leur métier et le courage qu’ils ont d’exercer dans ces conditions infra humaines, au pire de l’indifférence par rapport aux victimes dont les manquements actuels du système ont ôté la vie parce qu’il n’y a pas eu d’électricité, parce qu’il manquait tel instrument ou tel médicament nécessaire à leur traitement.
Le médecin en Haïti est catapulté sur le front sans armes ni munitions. Il est sommé et condamné à l’exploit. Un exploit qu’on exige malheureusement aux enseignants, aux policiers et à d’autres métiers tributaires du bon fonctionnement de la société. S’il fallait trucider l’état pour ses manquements, son irresponsabilité, sa corruption, son incompétence et son cynisme, l’épieu des médecins ne serait pas suffisant.
Cela dit, si l’intenable de leurs situations les a poussés à la révolte, ce serait incorrect d’affirmer que les médecins n’avaient pas d’autres choix que de faire une grève TOTALE. Parmi des stratégies de luttes ils ont adopté celle qui travestît le serment d’Hippocrate et pénalise les miséreux qui ne peuvent se payer les hôpitaux de luxe. Entre la mollesse des pétitions, des marathons télévisés, des manifestations régulières, les menaces, les dénonciations, la grève dite douce où certains services essentiels sont maintenus, ils ont choisi le brutal rapport de force, le seul langage que semble comprendre l’État en Haiti.
Est-ce le meilleur timing ?
On sait bien qu’il suffit d’une étincelle pour embraser un baril de poudre, mais ici, la question du timing n’est pas inopportune. Est-ce vrai qu’il était bien trop difficile d’obtenir satisfaction sous le règne constitutionnellement stable des apôtres aux crânes rasés qu’il faille attendre l’instabilité, l’éphémérité, et l’héritage d’une finance publique à la précarité inouïe de l’administration en place pour faire valoir ces revendications ? Pourquoi maintenant ? Renversons la question : les médecins n’ont-ils pas anticipé la potentialité de récupération de leurs mouvements à des fins bassement politiciennes dans le contexte d’un gouvernement provisoire dont les actes sont décriés par l’international, une partie de la classe politique et les aficionados de Martelly ? Si la protestation est pensée, je m’étonne de la stratégie.
Deux camps, chacun sa part de responsabilité
Quand des médecins évoluent dans une précarité déplorable, quand pour l’accomplissement de leur devoir, il arrive à leur manquer l’essentiel, le nécessaire, c’est la définition même de leur métier qui est remise en question, c’est leur utilité qui s’en trouve amoindrie. Que la situation ait déjà causé des morts innombrables, que des dizaines, des centaines de vies se perdront encore sans une prise de conscience et des actions de la part des gouvernants est une certitude. Que les médecins soient donc révoltés, on le comprend. Les administrations successives, affairées à de plus nobles occupations, dont les représentants sont capables de s’offrir les meilleurs hôpitaux nord-américains, qui ont négligé le secteur, comme ils ont négligé l’éducation, les infrastructures routières ou la production nationale sont coupables d’avoir enfanté et entretenu le monstre à coup d’irresponsabilités et de mépris à la nation.
Cependant, cette crise n’est pas manichéenne. Il n’y a pas d’un côté l’état malfaisant et les gentils docteurs drapés de leurs blouses blanches immaculées. Lorsqu’un paysan, un démuni, un malade succombe dans l’indifférence de ceux qui ont juré de s’occuper des plus faibles, l’état a du sang sur les mains pour avoir fourni le poignard, mais les médecins grévistes sont aussi coupables pour s’en être servi afin d’éventrer leur propre patient. Le premier monstre est abstrait, se dissout dans le temps, est présentement dans l’incapacité de satisfaire pleinement les revendications, l’autre est concret, il a un visage et est en grève.
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