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Les hôpitaux doivent-ils signaler les cas suspects à la police ?

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Les personnes en conflit avec la loi qui vont se faire soigner à l’hôpital sont monnaie courante en Haïti

La scène se déroule dans un hôpital de Port-au-Prince, alors qu’on prend en charge un patient qui a de la difficulté à uriner. L’infirmière de service est en train de lui installer un cathéter quand elle aperçoit quelques petites billes d’acier dans son sexe, une pratique surtout répandue en milieu carcéral. Alertée, la direction de l’hôpital appelle la police, qui vient appréhender le patient.

« L’homme était en effet un détenu de la prison civile de Port-au-Prince qui s’était évadé, explique le gynécologue Stéphane Michel, témoin de l’événement survenu il y a une dizaine d’années dans le département de l’un de ses collègues. L’hôpital fait bien de collaborer avec la justice dans des cas suspects, comme lorsque quelqu’un blessé par balle ou à l’arme blanche se présente à l’urgence. »

Le cas évoqué par le Dr Michel n’est pas le seul, loin de là. Sans être légion, les personnes en conflit avec la loi qui vont se faire soigner à l’hôpital sont monnaie courante en Haïti.

Ainsi, Arnel Joseph — un criminel notoire tenant sous sa coupe le quartier Village de Dieu à Port-au-Prince — a été arrêté à l’Hôpital Lumière Bonne Fin des Cayes en juillet 2019. Le caïd qui venait incognito y faire soigner un pied n’avait personne de sa bande avec lui.  « Il était accompagné uniquement de sa femme et était arrivé à bord d’une vieille Land Cruiser, relate une source œuvrant dans l’institution hospitalière. Tout ce qui pouvait l’identifier, c’était un tatouage sur la poitrine avec les initiales A et J ».

Requêtes régulières

Arnel Joseph n’a eu aucune difficulté à se faire soigner. « Les médecins ont fait leur travail comme ils l’ont toujours fait, ajoute un employé de l’hôpital. On reçoit souvent des cas où la police emmène des bandits menottés à l’hôpital. Mais c’était la première fois qu’on recevait une personne recherchée par la police. » Moins d’une semaine plus tard, alors que son épouse venait de quitter les lieux, le chef de gang était arrêté. L’hôpital se défend bien d’avoir dénoncé qui que ce soit.

Cette absence de coopération a poussé Ronald Richemond, commissaire du gouvernement au Tribunal de Première Instance des Cayes, à publier en mars 2020 une circulaire demandant aux responsables d’hôpitaux de la commune d’informer la police et la justice de toute personne blessée par balle ou arme blanche.

Cela a porté des fruits, relate Me Richemond, révélant que plus d’une dizaine de bandits ont ainsi été arrêtés d’avril à décembre 2020. « Nous avons une très bonne collaboration avec les hôpitaux — privés et publics — de la ville des Cayes et des zones avoisinantes. Seuls les responsables de l’hôpital de Médecins sans Frontières refusent de livrer des patients se trouvant dans leurs murs. »

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Il n’y a pas que cette ONG internationale qui estime que la police n’a aucunement le droit de violer l’enceinte d’un centre hospitalier. C’est aussi ce que pense le Dr Shilove Viard, un chirurgien qui préside la Société anonyme Hôpital Notre Dame, présente dans plusieurs régions du pays. « S’il faut appréhender une personne dans une structure hospitalière, les policiers doivent se faire accompagner d’un juge de paix, exige-t-il. Sinon, ils n’auront pas accès au patient ! »

MSF a été contacté. Avra Fialas, la responsable de communication de l’ONG nous a fait savoir que « les Médecins sans frontières gardent la stricte confidentialité de leurs patients conformément à la déontologie médicale. »

Le Dr Agabus Joseph, directeur de l’Office d’accidents du travail, maladie et maternité (OFATMA), n’est pas du tout de son avis. Il ne voit aucun problème à ce que la police appréhende un patient dans son institution située à Cité militaire, non loin de Cité Soleil, le plus grand bidonville du pays souvent le théâtre de batailles sanglantes entre gangs.

Le Dr Joseph souligne que l’OFATMA reçoit beaucoup de patients présentant des plaies par balle ou à l’arme blanche. « La police nous interpelle souvent à propos des patients que nous soignons comme c’est le cas pour beaucoup d’autres institutions hospitalières dans le pays. Dans ce cas, nous laissons la justice faire son travail. On se confine à l’aspect santé, pour le reste, la police et la justice s’en occupent. »

Aucune loi

Longtemps, les hôpitaux haïtiens ont eu pour politique de signaler systématiquement à la justice tout cas de personne blessée par balle, ainsi que les tentatives de suicide, les empoisonnements ou les morts suspectes.

« Mais je ne pense pas que cette modalité, non inscrite dans la législation, soit encore de mise dans les institutions hospitalières du pays, explique le Dr Élie Nicolas, professeur d’Éthique à l’Université d’État d’Haïti et dans des universités privées. Dans plusieurs pays, le Code d’Éthique et de Déontologie professionnelle fait obligation au médecin de signaler de tels cas à la justice, surtout lorsqu’il s’agit de mineurs ou d’adultes vulnérables. À ma connaissance, il n’existe en Haïti ni règle explicite ni disposition légale à ce sujet. »

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Les médecins s’entendent cependant sur une chose : tout le monde, criminel recherché ou pas, a le droit d’être soigné convenablement. « On ne tient compte ni de votre religion, ni de votre âge, ni de votre couleur de peau, dit Jessy Collimon, directrice générale de l’Hôpital de l’Université d’État d’Haïti (HUEH). Le médecin est tenu de prendre en charge le patient. Si c’est un détenu, il sera sous la supervision de la police. À l’hôpital, on a un sous-commissariat pour ce genre de cas. »

Pour le Dr Shilove Viard, l’identité du patient n’est pas le premier souci du médecin. « Je ne pose pas de question, dit-il. Je ne cherche pas à savoir. De toute façon, la personne traitée ne va jamais me dire qu’elle était en train de dérober quelque chose et qu’on lui a tiré dessus. Je donne des soins à tout le monde ! »

Plus prosaïquement, le Dr Viard concède que le souci des administrateurs de l’hôpital est de savoir si le patient a les moyens de payer les soins s’il s’agit d’une structure privée à but lucratif. Si c’est une structure privée à but non lucratif qui reçoit des dons, les services sont gratuits. S’il s’agit d’une structure étatique, le médecin voit à ce que le patient honore le coût des prestations ou demande une exonération le cas échéant.

Déplacements complices

Chose certaine, rien n’oblige un médecin à se rendre chez un criminel notoire pour le prendre en charge. « De nos jours, les bandits vont de moins en moins dans les hôpitaux, observe le Dr Élie Nicolas. Il y a même des gangs qui font venir des médecins dans leur base. Un médecin peut donner des soins domiciliaires tant qu’il n’a pas affaire à un bandit. Mais si un médecin se rend délibérément chez un bandit notoire pour le soigner, il se fait automatiquement complice de ce bandit qui cherche par tous les moyens à se soustraire aux rigueurs de la loi. »

Rien n’oblige un médecin à se rendre chez un criminel notoire pour le prendre en charge.

Selon l’éthicien de la santé, un médecin qui se trouve dans une telle situation pose une action qui est incorrecte du point de vue éthique, mais aussi en tant que citoyen parce qu’il aide un criminel à se soustraire à la loi.

« Le rôle du médecin diffère de celui du citoyen, explique Élie Nicolas. Là où le second peut dénoncer un délinquant ou un criminel à la justice, le premier doit se taire et soigner. Quand le médecin n’est pas en poste, il peut remplir ses devoirs civiques. S’il croise une personne en conflit avec la loi ou s’il est témoin d’un crime, d’un viol ou de quelque autre agression, il peut même arrêter le prévenant et le signaler à la justice. À ce moment, il agit en tant que citoyen. Mais quand il porte sa blouse dans un hôpital ou n’importe quel autre établissement de soins, il doit protéger son patient tout en respectant les dispositions légales. »

Laura Louis

Cet article a été mis à jour avec la réaction de Médecins sans frontières. 14.01.2021 16.00

Laura Louis est journaliste à Ayibopost depuis 2018. Elle a été lauréate du Prix Jeune Journaliste en Haïti en 2019. Elle a remporté l'édition 2021 du Prix Philippe Chaffanjon. Actuellement, Laura Louis est étudiante finissante en Service social à La Faculté des Sciences Humaines de l'Université d'État d'Haïti.

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