« La Constitution est au sommet de la hiérarchie des normes juridiques : c’est-à-dire que tous les autres textes (lois, décrets, arrêtés, etc…) doivent la respecter, à peine de nullité ».
Maurice Duverger (1975)
Des citoyens commencent à s’inquiéter, et plusieurs juristes s’appliquent depuis quelque temps à analyser les divers Décrets jusque-là publiés par le Président Moise, en vue de faire la démonstration de leur inapplicabilité, leurs incohérences internes, leur inopportunité ou leurs avantages. Il y a lieu de souligner, en ce sens, les intéressantes contributions de Bernard GOUSSE, de Jean Frédérick BENECHE et de Patrick LAURENT, entre autres, qui ont porté leur appréciation sur le contenu de ces textes.
Cependant, il se trouve que, prima facies, le débat aurait dû être amené de préférence sur le terrain de la validité juridique desdits Décrets, en commençant par soulever la petite question que voici : au regard de l’ordonnancement juridique institué par la Constitution haïtienne de 1987 et ses amendements de 2012, un Président de la République a-t-il le pouvoir de prendre des Décrets ayant force de loi, ou des Décrets tout court ?
La réponse à cette question est déterminante.
Car, pour avoir force exécutoire ou être valide et opposable aux citoyens et administrés, la norme juridique (Lois, Décrets, Arrêtés…) doit être édictée par les autorités compétentes ; c’est-à-dire celles qui sont investies d’un tel pouvoir par la Constitution. Laquelle, comme norme juridique fondamentale au sens que l’entend H. Kelsen, est placée au sommet de la hiérarchie des normes pour encadrer le pouvoir politique et en définir l’étendue. Cela dit, dans un État de droit et surtout dans une Démocratie, il n’y a aucun pouvoir reconnu à une autorité politique (Président, Premier ministre, ministres, Parlementaires et élus locaux) qui ne trouve sa source originelle dans la Constitution.
Cet article se propose donc de rappeler d’abord l’importance de la Constitution comme norme juridique fondamentale et ultime (I). Puis, il présente les modes de production des normes juridiques suivant les prescrits de la Constitution haïtienne en vigueur (II) afin d’établir la nullité juridique les Décrets pris par le Président Moise, tout en analysant les raisons de la présence de Décret-loi et de Décrets ayant force de loi dans la législation haïtienne, ainsi que d’autres Décrets inconstitutionnels pris dans des contextes politiques exceptionnels (III). Les Décrets du Président Moise se trouvent dans cette dernière catégorie et sont, à la fois, un indicateur de la rupture de l’ordre constitutionnel et la confirmation de l’avènement d’une Autocratie caractérisée (IV) ; celle-ci étant la négation même de l’État de droit et de la Démocratie.
- Importance de la Constitution comme norme juridique fondamentale et ultime
Commençons par rappeler l’importance et la place d’une Constitution dans un État-nation. Il est vrai qu’ici, en Haïti, les hommes et femmes politiques tendent à ne pas appliquer la Constitution ; voire à la violer de façon systématique sans qu’ils en payent le coût politique et pénal. Mais, en principe, une Constitution est un texte d’une grande valeur symbolique et matérielle. C’est un « texte juridique supérieur à tous les autres, lesquels découlent de lui et en tirent leur validité », soutient Maurice Duverger (1975).
La Constitution est la norme fondamentale et supérieure parce qu’elle est l’œuvre du constituant (le Peuple) qui l’a proclamée. Elle est, à cet égard, une sorte de cristallisation de la volonté du Peuple qui, en la votant, accepte de se soumettre aux autorités et pouvoirs qui y sont prévus ; c’est-à-dire, dans le cas d’Haïti, le Pouvoir exécutif, le Pouvoir législatif et le Pouvoir judiciaire auxquels les citoyens délèguent l’exercice de la souveraineté nationale.
Dans cette perspective, la Constitution sert, d’un certain point de vue, de prolongement et de cadre de précision du « contrat social » qui rend possible le « vivre ensemble » ; étant entendu que le « contrat social » constitue la base même de l’État et renvoie à l’idée que la société est fondée sur la volonté d’un ensemble d’hommes libres et égaux, décidant d’établir entre eux une collectivité, dont ils définissent les principes fondamentaux auxquels ils doivent tous se soumettre en tant que gouvernants ou gouvernés (Rousseau, 1966).
Ces principes fondamentaux, relatifs au fonctionnement et à la gouvernance de la cité, se trouvent dans la Constitution qui organise le pouvoir politique, définit les droits et devoirs des uns et des autres, repartit les pouvoirs entre les institutions et détermine la nature de l’État ainsi que celle du système et du régime politiques. Comme norme juridique ultime, elle détermine aussi les conditions de production des normes générales du système juridique. Du coup, quand une autorité agit en dehors de la constitution, elle illégitime ses actes qui sont ainsi réputés nuls, sous réserve des recours et contrôles juridictionnels; et de surcroît elle s’attaque au “pacte social” en quelque sorte, et met à l’épreuve le fondement meme de l’Etat. De l’Etat de droit !
- La production de normes juridiques selon Constitution haïtienne : Lois, Décrets, Arrêtés…
En général, pour gouverner la cité, l’État adopte des règles de droit qui régissent les conduites, les rapports et les activités dans la société. Ces règles sont à caractère général, abstrait et obligatoire, et leur violation est sanctionnée par la puissance publique (Terré, 2006). Ces règles de droit ou ces normes juridiques — pour éviter de donner écho ici au débat relatif à l’usage des deux terminologies — sont : la Constitution, les Lois et les Règlements (Décrets, Arrêtés et actes administratifs). Elles constituent l’ordre juridique et sont, en tout cas dans le système romano-germanique, liées entre elles suivant un dispositif hiérarchique de validité et de conformité.
Autrement dit, ces différentes normes juridiques sont organisées selon une chaine dégressive allant de la norme la plus générale à la norme la plus concrète, et celle-ci n’est valide que si elle est en conformité avec celle-là (Cartier, 2007). Donc, pour être valides, les règlements (Décrets, Arrêtés…) doivent être conformes aux Lois et celles-ci doivent l’être à la Constitution qui jouit d’une prééminence hiérarchique, pour répéter Paavo Kastari (1966). D’où la notion de hiérarchie des normes qui fonde le principe de la légalité et qui constitue une caractéristique fondamentale de l’État de droit (Kelsen, 1953).
En Haïti, les modes de production et la typologie des normes juridiques sont définis dans la Constitution de 1987, amendée par la Loi constitutionnelle de 2012. Cette Constitution institue un ordonnancement juridique qui est arc-bouté sur le principe de la séparation des pouvoirs (Pouvoir exécutif, Pouvoir législatif et Pouvoir judiciaire), consacré en son article 59. Chacun de ces pouvoirs est, selon l’article 60, indépendant dans ses attributions qu’il exerce séparément ; et ceci, sans possibilité de délégation. Car, à l’article 60.1, la Constitution prescrit qu’« Aucun d’eux (des pouvoirs) ne peut, sous aucun motif, déléguer ses attributions en tout ou en partie ni sortir des limites qui sont fixées par la Constitution et par la Loi ».
Au Pouvoir législatif, la Constitution haïtienne attribue la responsabilité exclusive de faire les Lois, en son article 111 ainsi stipulé : « Le Pouvoir législatif fait des lois sur tous les objets d’intérêt public ». Donc, dès qu’il s’agit d’un objet d’intérêt public, seul le Parlement peut intervenir pour légiférer. Voter une Loi. On verra que la Constitution utilise de façon systématique les formules : « établi par la Loi », « fixé par la Loi », « réglé par la Loi », « la Loi détermine », « la Loi règle »… La Loi s’entend ici dans son sens strict et formel comme étant une « règle générale émanant des autorités ayant le pouvoir législatif, par opposition aux règles et actes du pouvoir exécutif, c’est-à-dire des autorités chargées de veiller à l’exécution des lois » (Terré, 2006). Dans le Dictionnaire des droits de l’homme (Andriantsimbazovina, 2008), elle est définie au sens formel comme une « décision adoptée par les représentants du Peuple, c’est-à-dire le Parlement, selon la procédure prévue par la Constitution ».
En ce sens, votée par les représentants du Peuple, la Loi est censée traduire « l’expression de la volonté générale », parce que tous les citoyens sont réputés avoir participé à sa formation, à travers leurs représentants : les parlementaires. C’est d’ailleurs dans cet esprit qu’il est prescrit dans la Constitution haïtienne que « tout projet de loi doit être voté article par article » (article 119), en plus des consultations sectorielles, des navettes possibles entre les deux chambres en cas de désaccords et des objections du Président ; de sorte que le projet ou la proposition de loi puisse être le plus largement débattu et bien approprié par la collectivité avant d’être adopté comme Loi opposable aux citoyens. En tout cas, c’est l’idée !
Quant au Pouvoir exécutif, la Constitution en vigueur lui attribue seulement trois prérogatives par rapport à la production de la Loi : il peut introduire des projets de loi au Parlement (Art. 111-1 et 111-2), il peut produire des objections aux lois votées (Art. 121) et il est responsable d’assurer la publication de la Loi votée par le Parlement dans le journal officiel (Art. 144). C’est tout !
En revanche, la Constitution responsabilise totalement le Pouvoir exécutif en matière d’exécution ou d’application de la Loi. Et, c’est dans le cadre l’exécution de la loi qu’il exerce son pouvoir réglementaire. L’article 159 est clair en ce sens : « le Premier ministre fait exécuter les lois [..]. Il a le pouvoir réglementaire, mais il ne peut jamais les suspendre, ni interpréter les lois, actes et décrets, ni se dispenser de les exécuter ».
Le pouvoir réglementaire, qui relève d’une compétence résiduelle par rapport à la Loi, est de deux types, avec des variantes chacun : le pouvoir réglementaire d’application qui constitue le prolongement d’une loi, et le pouvoir réglementaire autonome qui crée des règles de droit autonomes (Cabrilac, 2012). A ce stade, il est nécessaire de mettre en évidence une nuance de droit comparé entre la France et Haïti. Cette nuance est importante, car elle peut éviter bien de confusions induites dans le droit haïtien par des juristes haïtiens qui tendent à assimiler les deux ordres juridiques.
En France, il s’avère que le législateur « ordinaire » n’est plus le Parlement, mais bien le pouvoir réglementaire ; parce que la Constitution française du 4 octobre 1958 (article 34) fait une énumération limitative des matières législatives réservées en principe à la Loi parlementaire, en laissant un caractère réglementaire aux autres matières qui, en conséquence, relèvent du domaine des règlements autonomes (Terré, 2006). Alors que, en Haïti, la Constitution en vigueur circonscrit les Lois du Parlement dans un domaine large qui touche à « tous les objets d’intérêt public ». Ce domaine n’est pas restrictif ou limité comme en France. Il en est de même pour l’exercice du pouvoir réglementaire : contrairement à la France dont la Constitution accorde l’exercice des deux types de pouvoir réglementaire à l’Exécutif, la Constitution haïtienne en vigueur n’en accorde qu’un seul au Pouvoir exécutif, au Premier ministre notamment, à savoir le pouvoir réglementaire d’exécution de la loi. C’est la règle !
Il n’y a qu’un seul cas où la Constitution haïtienne a autorisé le Pouvoir exécutif à prendre des règlements autonomes par la promulgation de Décrets ayant force de Loi. En effet, dans sa version originelle de 1987, la Constitution a accordé au Conseil National de gouvernement de l’époque le pouvoir de prendre des Décrets ayant force de Loi, en son article 285-1 : « Le Conseil National de gouvernement est autorisé à prendre en Conseil des ministres, conformément à la Constitution, des décrets ayant force de Loi jusqu’à l’entrée en fonction des députés et des sénateurs élus sous l’empire de la présente constitution ». Cette disposition transitoire est devenue automatiquement inopérante avec l’entrée en scène de la 44e ou la 45e Législature selon les considérations, et elle a été définitivement abrogée par la Loi constitutionnelle de 2012. À côté de cette disposition, la Constitution ne fait explicitement référence à l’adoption de Décrets qu’en son article 276.1 : « La ratification des Traités, des Conventions et des Accords Internationaux est donnée sous forme de Décret ».
En dehors de ces deux articles, aucun des autres articles de la Constitution, où le mot « Décret » est utilisé, ne donne au Pouvoir exécutif le pouvoir de prendre des Décrets.
Évidemment, étant donné que le Premier ministre dispose du pouvoir réglementaire (Art 159), on aurait pu en déduire qu’il peut adopter tous les types de règlements, pourvu que ce soit dans l’objectif de faciliter l’application des Lois déjà en vigueur. Mais non, puisque les amendements de 2012 ont, à travers un dernier alinéa ajouté à l’article 159, limité l’exercice du pouvoir réglementaire aux Arrêtés : « Son pouvoir réglementaire s’exerce par Arrêté du Premier ministre ». Quant au Président de la République, l’autre tête du Pouvoir exécutif, la Constitution définit de façon claire et limitative, aux articles 124 à 154, ses attributions générales ainsi que celles qu’il a par rapport aux actes qu’il peut adopter : il peut seulement prendre des Arrêtés. Des arrêtés de nomination. Et, en son article 150, la Constitution prescrit que « le Président de la République n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui attribue la Constitution ».
Alors, pour revenir aux Décrets pris par le Président Moise, il est clair que la Constitution ne lui donne pas le pouvoir de prendre des Décrets, encore moins des Décrets qui auraient force de loi et qui porteraient sur des objets d’intérêt public que la Constitution réserve seulement au domaine de la Loi. Le Président agit donc en violation de la Constitution au regard de laquelle ses différents Décrets sont réputés nuls et non avenus. Même le Premier ministre auquel la Constitution accorde le pouvoir réglementaire, il ne peut prendre que des règlements, précisément des Arrêtés, pour faciliter l’application des lois déjà en vigueur et votées par Parlement. Il ne dispose d’aucun pouvoir réglementaire autonome.
- Les « Décrets » dans la législation haïtienne : le cadre constitutionnel et les usages politiques inconstitutionnels
L’analyse de la validité juridique des Décrets du Président Moise sera incomplète si elle passe sous silence le contexte et les implications politiques de leur publication. En effet, il y a d’énormes malentendus au sujet des Décrets dans la législation haïtienne. Cela résulte de persistants antécédents qui n’ont jamais été clarifiés ou sanctionnés. Il se trouve donc que des pans importants de la vie civile et politique haïtienne sont régis par des Décrets-lois ou des Décrets ayant force de loi. Il y a trois raisons à cela. Premièrement, la Constitution de 1987, en son article 296, a laissé subsister dans la législation certains Décrets-lois adoptés avant sa proclamation : « Tous les Codes de Lois ou Manuels de justice, tous les Décrets-Lois et tous les Décrets et Arrêtés actuellement en vigueur sont maintenus en tout ce qui n’est pas contraire à la présente Constitution ».
Les Décrets-lois visés à l’article 296 ont été majoritairement promulgués au cours de la Dictature des Duvalier, en raison du fait que les constituants de 1964 et de 1983, entre autres, ont donné au Parlement les pleins pouvoirs de déléguer au Gouvernement le pouvoir de modifier par voie règlementaire les Lois en application (Jean-Charles, 2002). La Constitution de 1987 a interdit cette délégation d’attributions entre les pouvoirs de l’État, en son 60.1. Du coup, le Pouvoir exécutif ne peut plus légiférer à la place du Parlement ni modifier les Lois par voie réglementaire. Cependant, les Décrets-lois susmentionnés restent effectifs aujourd’hui encore dans la législation nationale, parce que la Loi constitutionnelle de 2012 n’a pas abrogé l’article 296, et que de surcroit le passage à la Démocratie n’a jamais été accompagné d’une réforme législative dans le pays.
Deuxièmement, dans sa version originelle de 1987, la Constitution a autorisé le Conseil National de gouvernement de l’époque à prendre des Décrets ayant force de loi, et ceux-ci n’ont jamais fait l’objet d’une évaluation par les différentes législatures post 1987. Tous ces Décrets se trouvent donc dans la législation. Troisièmement enfin, contrairement aux deux considérations précédentes où les Décrets-lois et les Décrets ayant force de loi ont été autorisés par la Constitution, il y a un nombre incalculable d’autres Décrets publiés ultérieurement en violation de la Constitution par le Pouvoir exécutif sur des sujets d’intérêt public réservés au domaine de la loi et à la compétence exclusive du Pouvoir législatif, à chaque fois qu’il n’y a pas de Parlement fonctionnel dans le pays. C’était possible ou c’était le cas en 1999 au cours de la présidence de René Préval ; entre 2004 et 2006 au cours de la « transition Boniface–Latortue » ayant complété le mandat du Président Jean Bertrand Aristide qui a été forcé de laisser le pouvoir ; en 2015 à la fin du mandat du Président Michel Martelly ; et maintenant depuis janvier 2020 pendant la Présidence de Jovenel Moise.
Malheureusement, avant l’arrivée au pouvoir du Président Moise, la 48e législature, la 49e et la 50e ne se sont jamais penchées, ne serait-ce que pour leur donner un statut de Loi par un vote, sur ces Décrets, notamment ceux pris en entre 2004 et 2006, qui sont tous « illégaux et inconstitutionnels » pour reprendre les qualificatifs de Mirlande Manigat et rejoindre sa position sur le sujet (Le Nouvelliste, 2014). Parmi ces Décrets, il y en a même certains qui abrogent des Lois. Tous, ils se trouvent de facto dans la législation nationale au gré des circonstances politiques susindiquées, et les juristes aussi bien que les politiques et les citoyens se réfèrent quotidiennement aux dits Décrets. Mais, ils demeurent sans qualité juridique au regard de la Constitution, et induisent un grand désordre dans l’ordonnancement juridique national qui souffre déjà de plein d’autres maladies. C’est ce désordre que les Décrets du Président Moise sont venus aggraver.
- Les « Décrets » du Président Moise : confirmation d’une rupture de l’ordre constitutionnel au profit d’une Autocratie caractérisée
L’absence de Parlement fonctionnel semble être devenue une stratégie politique et un rêve nourri par tous les Présidents élus, depuis le coup porté contre le Parlement par le Président Préval en 1999. Cette stratégie consiste à ne pas organiser les élections législatives à temps, puis à déclarer constater la « caducité » du Parlement et à légiférer à sa place, en violation flagrante de la Constitution. C’est cette stratégie, hautaine par rapport à la Constitution et source d’instabilité, que le Président Moise a mise en application : arrivé au pouvoir en février 2017, il ne s’est nullement assuré de la mise en branle du processus électoral en vue du renouvellement du pouvoir législatif en janvier 2020 ; et dans la nuit du 12 au 13 janvier 2020, date de la fin de mandat de la 50e législature, il s’est contenté de faire un tweet aux premières secondes sonnantes après minuit pour déclarer « constater la caducité du Parlement et prendre acte de ce vide institutionnel occasionné par le départ de la chambre des députés et de deux tiers du Sénat ».
Alors que, en son article 37, la Constitution haïtienne prescrit que le « Président de la République, chef de l’État, veille au respect et à l’exécution de la Constitution et à la stabilité des institutions. Il assure le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État ». Donc, toutes considérations faites, une fois que des élections ne se tiennent pas et qu’il en résulte un dysfonctionnement des pouvoirs publics ou une discontinuité de l’État, le Président de la République, en tant que chef de l’État, manque à ses obligations constitutionnelles et devrait en être tenu directement pour responsable et en payer le coût politique. Mais, il n’en est jamais ainsi ici.
Ainsi, depuis le 13 janvier 2020, le Pouvoir législatif est neutralisé par le Pouvoir exécutif. Ce qui induit une rupture de l’ordre constitutionnel, car la Constitution haïtienne prescrit en son article 111 — 8 qu’« en aucun cas, la chambre des députés ou le Senat ne peut être dissout ou ajourné ni le mandat des parlementaires prolongé ». En outre, elle prescrit un renouvellement par tiers (article 95-3) du Sénat qui siège en permanence (article 95-1), tout en accordant au Président de la République le pouvoir de convoquer l’Assemblée nationale, en cas d’urgence ou de vacances parlementaires (articles 101 et 105). En clair, l’ordre constitutionnel institué en 1987 ne prévoit pas l’absence du Parlement. Celui-ci n’est pas conçu comme étant une simple institution qu’un Président de la République peut rendre dysfonctionnelle ou déclarer improprement « caduc », pour ses convenances politiques.
La Constitution en vigueur, tout en consacrant le principe de la séparation des pouvoirs en son article 59, fait du Parlement un pouvoir public au même titre que le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Et, l’ensemble de ces trois pouvoirs, selon l’article 59-1 de la Constitution, constitue le fondement essentiel de l’organisation de l’État qui est civil. Donc, volontairement ou involontairement, on ne se passe pas du Parlement sans ébranler le fondement de l’État républicain instauré par la Constitution de 1987, sans handicaper le fonctionnement de l’appareil étatique qui est prisonnier du contrebalancement des pouvoirs entre l’Exécutif et le législatif, et sans basculer la gouvernance du pays dans l’arbitraire, voire l’Autocratie.
De fait, c’est ce qui est arrivé au Président Moise : en raison du dysfonctionnement du Parlement, l’ordre constitutionnel a été rompu. Le Président ne dirige plus le pays suivant la Constitution qu’il a juré de respecter et de faire respecter. Il n’y a plus de séparation des pouvoirs ni respect de la hiérarchie des normes ni soumission des autorités au droit et à la Constitution. Le Peuple est privé de son droit politique de voter ses représentants au Parlement, garant de la démocratie représentative. L’actuel Gouvernement est inconstitutionnel, pour n’avoir pas reçu la bénédiction du Parlement. Le gouvernement ne rend compte à personne, et aucun autre Pouvoir ne contrebalance les pouvoirs de l’Exécutif.
Pour comble, le Président prend des Décrets pour assumer pleinement cette concentration des pouvoirs entre ses mains et sa volonté de se substituer au Législateur ; et rien ne l’empêche de faire autant avec le Pouvoir judiciaire.
Ces réalités indiquent un changement de facto du régime politique dans le pays. Ce n’est plus une Démocratie, avec les caractéristiques d’un État de droit, où la Constitution est la source des pouvoirs exercés par les autorités, le Président en particulier. Alors, si les pouvoirs du Président Moise ne viennent pas de la Constitution, d’où viennent-ils ? Réponse simple : ils viennent du Président lui-même. De sa propre personne. Il est la seule source de légitimité des pouvoirs qu’il exerce depuis janvier 2020. Le pays est donc en plein dans une Autocratie caractérisée.
En guise de conclusion : vérité de la Palice, silence complice
En abordant la question de la validité juridique des Décrets pris par le Président Moise, cet article ne fait qu’apporter une réponse élaborée sur une vérité, supposée déjà bien connue de tous : le pays n’est plus gouverné sous l’égide de la Constitution de 1987, parce que le dysfonctionnement du Parlement a induit une rupture de l’ordre constitutionnel et qu’en conséquence, pour majorité, les actes du Pouvoir exécutif — de l’installation de l’actuel gouvernement à l’adoption du budget par exemple — sont posés en violation de la Constitution.
C’est aussi le cas pour les Décrets du Président Moise: ils sont tous réputés nuls et non avenus au regard de la Constitution. Laquelle ne reconnaît au Pouvoir exécutif, précisément au Premier ministre, qu’un pouvoir réglementaire d’application de la loi ; celle-ci étant réservée exclusivement au législateur pour tous les sujets d’ordre public. En somme, il s’agit plus largement de faire comprendre que, vu le régime politique démocratique institué par la Constitution de 1987 et ses amendements, un Président, qui provoque une rupture de l’ordre constitutionnel ou qui se passe du Parlement, sera bloqué à plein d’égards et ne pourra continuer à diriger le pays sans basculer dans l’arbitraire, voire l’Autocratie. Le pays y est déjà, suivant plusieurs indicateurs analysés dans cet article.
Cependant, étonnamment, au lieu de porter le débat sur cet aspect de la question, c’est-à-dire la validité juridique des Décrets du Président Moise, les réactions sont plutôt tournées vers l’appréciation de leur contenu. Ce qui pourrait supposer une acceptation tacite de ces textes par la masse critique de la Nation, malgré leur inconstitutionnalité. Dans ce cas, cela équivaudrait à donner carte blanche aux actuelles et futures Autorités étatiques du pays pour qu’elles continuent à ne pas appliquer la Constitution ou à la violer, et ainsi continuer à gouverner le pays en appliquant la même petite recette déstabilisante des 20 dernières années : pas de Conseil électoral permanent, pas de Conseil constitutionnel, pas d’élections législatives à temps, constat de « caducité » du Parlement et son dysfonctionnent, concentration des pouvoirs de l’État entre les mains du Président, publication de Décrets inconstitutionnels, crises pré et post électorales, turbulences politiques…
Cette recette est la plus grande source d’instabilité institutionnelle et politique du pays, compliquant toutes possibilités de planification du développement national. Sortir de cette instabilité paralysante implique à dénoncer les violations de la loi mère et à responsabiliser les autorités étatiques par rapport aux engagements qu’ils ont pris d’appliquer et de faire respecter la Constitution et les Lois de la République. Si un Président peut impunément et répétitivement violer la Constitution dans le silence ou l’indifférence des citoyens, qui l’empêchera d’en adopter une autre par un coup de force ? Évidemment, ce focus sur le Pouvoir exécutif ne doit nullement détourner l’attention sur l’inefficacité des différentes législatures de notre Parlement. Les deux préoccupations sont consubstantielles.
Woodkend EUGENE, Av.
Advanced Master in Human Rights
Avocat au Barreau de Port-au-Prince
Liste des références
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Terré, F. (2006). Introduction générale au droit. Paris : Dalloz, 7e Edition
Troper, M. (2002). Ross, Kelsen et la validité. Droit et société, No 50, pp 43-57.
Constitution haïtienne de 1987
Loi constitutionnelle portant amendement de la constitution de 1987, le Moniteur du 19 juin 2012.
Note: Cet article a ete mis à jour. 29.06.2020 12:07
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