L’écrivain et homme de théâtre revient dans ce récit à fleur de peau sur la disparition voulue de son père, sur les brûlures invisibles causées par l’abandon et le désintérêt paternel
Après « Le Père », monologue théâtral qui traitait déjà de l’exil et de l’absence, Guy Régis Jr revient dans son dernier roman sur son histoire familiale et évoque le désengagement endémique de certains géniteurs totalement indifférents aux conséquences de leur inconstance. S’il s’épargne l’acidité de la colère, la causticité de la moraline et l’aigreur de la rancune (au contraire le dramaturge parvient à tirer de sa blessure intime un objet lumineux, apaisé), il ne cache pour autant rien des griffures profondes laissées par l’indifférence paternelle sur son âme de petit homme en construction. L’insécurité et le doute, seuls cadeaux jamais offerts par l’inconnu à la fine moustache, le pousseront certes au final vers la création. Mais le prix fut élevé. Et bien d’autres, nul ne l’ignore, eurent, ont et auront moins de chance, privilégiant parfois l’autocombustion à la conquête d’eux-mêmes.
« Est-ce de notre faute, mère ? Peut-être lui ai-je fait peur ? Peut-être est-ce cela ? Nous deux, nous lui avons fait peur. Comme on fait peur aux oiseaux et qu’ils s’envolent, nous fuient pour aller se protéger. Il s’est enfui, s’est envolé à cause de nous, et ne reviendra plus. »
Né en 1974, le narrateur grandit sous la dictature de Jean Claude Duvalier. Des chefs en gros bleu et lunettes de soleil arpentent les pages et les rues, bâtons en main, hyènes macoutes imprévisibles qui maintiennent pression constante.
Les familles qui le peuvent encouragent leurs fils à lire, étudier, se préparer à l’exil en ville ou même à l’étranger. Que peut promettre à la descendance mâle la campagne haïtienne sinon la misère, la sueur et le mépris ? Quel futur dessine la dictature du rejeton de Papa Doc pour elle sinon un avenir tête baissée voire à genoux ? Les fruits innocents des amours entre fils protégés et paysannes naïves ne sauraient entraver les rêves de meilleure destinée. Individuelle.
« Il avait donc toujours vécu là. Pas si loin en somme. Je ne connaissais pas bien les distances. Je ne saurais dire. Mais ce n’était pas si loin. Le chemin ne m’avait pas paru si long. Mon père nous avait reçus devant la barrière, qu’il avait pris soin de bien refermer derrière lui. Il ne nous avait pas fait entrer. Il était gêné. »
Le narrateur, garçonnet, ne verra son peu accueillant père que cinq fois au cours de sa vie, avant que celui-ci n’embarque pour les États-Unis en 1986. Entre trois et douze ans : les doigts d’une main. Ce roman, d’ailleurs, n’est-il pas cela : une histoire de mains ? De mains non tendues, non caressantes, non protectrices. De mains maternelles réconfortantes, elles, aussi, mais qui serrent, serrent, presque oppressantes à force : dis mon fils tu ne partiras pas, toi, promis ? Tu ne seras pas comme ton père ?
Mais que doit-il devenir, dès lors, modèle perdu ? Une ombre, un oiseau noir qui surgit quand l’envie lui prend tous les trois ans : comment apprendre à voler s’il ne doit pas s’identifier à cet oiseau capricieux et peu fiable ? Personne ne s’embête, chacun errant dans son couloir dédié, à lui répondre.
« Je me souviens de l’avoir cherché partout, dans toutes les moustaches. Dans tous les visages d’hommes. Aujourd’hui, à l’âge où je suis vieux, je me surprends à le chercher encore. Même à cet âge où je peux dire que je le suis, vieux, je le cherche sans répit.
Je cherche. Je cherche à rassembler les souvenirs que j’ai réellement de mon père… Moi qui pourtant méprise celui ou celle qui verrait dans sa vie un récit qui sort de l’ordinaire. Celui ou celle qui n’aurait aucune honte à vilipender sa vie, afin qu’en la dédaignant on en fasse cas. Comme le plus sordide des hommes chercherait à devenir martyr. Rien de tout cela ne m’est important.
J’écris seulement pour qu’il m’aide. Je voudrais qu’il m’aide à rassembler les bribes de ce récit que j’ai peine à composer en son absence. De peur de ne jamais y arriver seul, j’ai décidé de rassembler les fragments avec lui. Je suis certain qu’il le pourra. Il est le seul à pouvoir le faire. »
« Les cinq fois où j’ai vu mon père » construit ses chapitres sur les précieuses rencontres. Rencontres ou plutôt aperçus. Visions fugaces. Échanges restreints. Passages furtifs et intéressés. Le petit garçon se raccroche à l’anodin (à quoi d’autre ?), partagé entre la culpabilité de ne pas être aimé et le désir d’oublier l’existence de cet inconnu, de la refouler pour ne se concentrer que sur celle qui le chérit.
En plus du portrait tendre de sa mère responsable, mais dérespectée, reléguée par la famille paternelle dans une maison du village de Liancourt (jeu de mots parlant), femme de feu et d’eau régulièrement chevauchée par Ogou, Guy Régis Jr s’attarde avec habilité sur la tension intérieure constante du jeune narrateur perdu qui hésite entre rejet et attirance, entre désir d’aimer et de rejeter. S’il ne sait verbaliser ses tremblements secrets, ses hésitations et son stress soudain, le garçon les dépose sur les objets de son quotidien d’enfant, quand par exemple, en pleine saison des mangues, le père surgit sans annonce, boup.
« Quelle scandaleuse habitude ils ont, les gens ! Ils jettent tout. Ils attendent la nuit et jettent. Des fois, ils n’attendent même pas la nuit. Ils jettent leurs saletés de mangues en plein jour. Ils en foutent partout, des mangues. Ils s’en foutent. Ils en balancent à la douzaine, des mangues, à la centaine, par milliers. Moi qui n’aime pas les mangues. Moi, qui n’aime ni les pelures de mangues ni leurs noyaux sur la chaussée, je n’avais pas vu mon père arriver. Devant le portail de ma maison, je regardais les pelures de mangues au sol. C’est à ce moment-là que mon père est apparu. Imaginez cela. Un père qu’on n’avait pas vu depuis longtemps, revenir en ce temps de saletés. Quel mal s’était-il donné pour traverser ces maudites rues puantes pour venir me voir ? Moi qui ne m’attendais pas à le voir. J’étais dehors, sous le soleil. J’apprenais ma leçon d’histoire. Je m’en souviens très bien. Christophe Colomb, ses trois caravelles, la Pinta, la Niña, la Santa Maria ! Ça, j’aimais moins. Je n’aime pas ces caravelles. Je n’aime pas Christophe Colomb. Je leur fourrais bien des pelures de mangues dessus. Je n’aime pas cette histoire. En fait, j’aime bien les mangues. C’est vrai, je mens, j’aime les mangues. Et mon père les aimait aussi. Je ne les aime pas toujours, mais je les aime quand même. »
Sous les regards des voisins fouines, bouches sans dimanche aux aguets, il se prendra à croire ce père qui lui annonce enfin l’aimer. Mais l’oiseau de s’évaporer aussitôt. Aveu sans suite. Mais non sans conséquence.
« Les cinq fois où j’ai vu mon père » est un très beau roman qui explore avec tact l’identité, la construction intime, la sensibilité émotionnelle surdéveloppée de l’enfance, matrice du caractère des hommes, que d’aucuns auraient tendance à oublier, bousculer. Voire trahir. Mais également hommage aux femmes, aux mères, condamnées bien vite si elles ne se sacrifient pas tandis que les grands oiseaux noirs immatures, eux, libres, mais si seuls…
« Les cinq fois où j’ai vu mon père », Guy Régis Jr., éditions Gallimard
Photo de couverture : La pléiade
Comments