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Le pénitencier national est un vaste supermarché

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Le commerce en tout genre avec les détenus rapporte gros

Au pénitencier national, plus grande prison civile du pays, et dans d’autres espaces carcéraux, les prisonniers ont accès à toutes sortes de substances illicites. Marijuana, cocaïne et autres types de drogues passent facilement à travers les mailles du filet, avec la complicité des agents censés les contrôler.

Ces policiers font du vrai business. Un détenu ne peut par exemple pas rentrer dans la prison avec ses propres draps ou ses sandales. Il doit l’acheter entre les mains d’un policier.

Une prison comme le pénitencier national de la rue du Centre est devenue un marché comme un autre. Des prisonniers ont un réchaud électrique sur lequel ils cuisinent des pâtes, de l’omelette, qu’ils revendent à leurs compagnons.

 « Les agents prennent un malin plaisir à faire du commerce d’armes, de munitions, de drogues, d’alcool, de téléphones et de médicaments dans la prison confirme Marie Yolène Gilles, l’une des responsables de la Fondation Je Klere.

L’accès au téléphone est un autre fléau, dans presque toutes les prisons. AyiboPost a révélé le 23 mai 2022 que des prisonniers ont pris l’habitude de contacter des jeunes femmes haïtiennes sur internet, pour tenter de les arnaquer, en leur promettant des visas américains.

« On peut remplir tout un sachet de téléphones qu’on a récupérés dans la prison aujourd’hui, demain il y en a encore », déplore un haut responsable de l’administration pénitentiaire

Un haut responsable de l’administration pénitentiaire n’a pas voulu accorder d’entrevue sur les accusations de corruption pesant sur les policiers qui surveillent les prisons. Il a toutefois précisé, sous couvert d’anonymat car il n’est pas autorisé à prendre la parole au nom de l’administration, que des efforts sont fournis constamment. « On peut remplir tout un sachet de téléphones qu’on a récupérés dans la prison aujourd’hui, demain il y en a encore », déplore-t-il.

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En décembre dernier, la FJKL a visité la prison et a constaté « qu’il y avait des bouteilles de crémasse, de parfum, alors que ce sont des récipients qu’on peut briser ».

Yves Garçon, un ancien détenu au pénitencier national en 2006, confirme que les policiers font du commerce dans l’enceinte de la prison. Mais lui, les seules fois où il a été dans l’obligation d’acheter des produits, ce sont d’autres prisonniers qui les lui ont vendus. Ainsi, le « lit » sur lequel il dormait, il l’avait payé 250 gourdes à l’époque. Les prix ont dû changer depuis le temps, pense-t-il.

Les observations de la responsable de la FJKL sur le manque de rigueur dans le contrôle des effets des détenus sont sans appel. « Tout le monde ne peut pas pénétrer l’enceinte de la prison. Il faut une autorisation de l’administration pénitentiaire ou du commissaire du gouvernement. Quand j’entre, on me fouille des pieds à la tête. Mais on laisse entrer des récipients remplis d’alcool par exemple. Récemment, on a retrouvé environ 8000 dollars américains dans une cellule. »

Six employés de l’administration pénitentiaire ont été mis sous les verrous le 3 juin 2022. Ils sont accusés de détournement de fonds, abus de confiance et escroquerie. Parmi eux se trouve Julien Victor, policier et directeur du pénitencier national. Ces arrestations font braquer tous les projecteurs sur le système carcéral haïtien, rempli de failles de toutes sortes.

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Une variété d’objets sont interdits d’entrée à la prison. Même les cuillères ne devraient pas passer la porte, depuis qu’un incident est survenu dans une ancienne prison au Fort national. Un adolescent, détenu, en avait utilisé une qu’il avait bien limée, pour l’introduire dans l’oreille d’un autre prisonnier.

Les prisonniers sont aux commandes des prisons du pays, explique Marie Yolène Gilles. Ce sont eux qui ont le contrôle du dépôt, qui font l’inventaire de ce qui manque. À la cuisine, on peut trouver plus de détenus qui s’occupent de la nourriture que de civils qui en ont la responsabilité.

L’argent circule aussi. Des personnes incarcérées reçoivent des transferts, a confié récemment une source qui travaille au Réseau national de défense des droits humains.

En outre, une complicité tacite semble s’être forgée entre des prisonniers et des agents, pour lesquels ces détenus récoltent de l’argent. « Il y a des prisonniers qui font partie d’équipes de travail, appelées Work. Ce sont en principe des personnes qui ont déjà été condamnées. Elles peuvent aider dans la gestion de certains aspects de la prison. Les policiers sont de mèche avec eux. Quand il y a de l’argent qui rentre dans la prison, ces prisonniers sont censés le saisir, et le partage est fait avec les agents pénitentiaires », dénonce Marie Yolène Gilles.

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Toutes les prisons sont mal gérées, à l’exception de celles de Fort-liberté, de Cabaret, ainsi que le centre de détention pour mineurs, à Delmas, d’après Marie Yolène Gilles. La fondation je Klere a sorti en février 2022 un rapport sur le fonctionnement calamiteux de la prison de la Croix-des-Bouquets, zone qui se trouve sous le joug du gang 400 Mawozo. Des agents affectés à cette prison ne s’y rendent plus, et ce sont les prisonniers qui prennent en charge le fonctionnement de l’espace. Ils vendent de la nourriture et de l’eau à leurs codétenus.

Après la publication de ce rapport, rien n’a changé, avoue la responsable de la FJKL. La situation semble empirer. Un nouveau rapport est en passe d’être publié par l’organisation. Dans cette prison aussi, les détenus ont certains pouvoirs. « Certains nous ont dit que quand ils voulaient mieux dormir le soir, ils faisaient acheter du carburant pour faire fonctionner la génératrice pendant la nuit », poursuit Marie Yolène Gilles.

Des personnes incarcérées reçoivent des transferts, a confié récemment une source

Mais même si les centres de détention semblent grouiller d’activités économiques, certains prisonniers n’en bénéficient pas. Ceux qui n’ont pas d’argent sont obligés de manger la nourriture faite pour les prisonniers. Yves Garçon a eu le temps de faire l’expérience de cette nourriture qu’il qualifie d’immonde.

D’autres détenus sont aussi dans une situation difficile, à cause des particularités de leur dossier. AyiboPost a obtenu récemment une entrevue avec la firme d’avocats qui représente les Colombiens présumés assassins de Jovenel Moïse. Les avocats Quintero Lopez et Aleja Penal ont informé que ces ex-militaires se plaignaient beaucoup des conditions de détention au pénitencier, qui ressemble plus à une antichambre de la mort qu’à une prison.

Melissa Beralus a participé à ce reportage. 

Photo de couverture : Carvens Adelson / AyiboPost

Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

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