« An n fè Leta pwosè », le nouveau clip de Zatrap, met l’État haïtien sur le banc des accusés. Le tube, chanté en duo avec la rappeuse haïtienne Chris-Jay, se retrouvait déjà sur l’album Zatrapella de 2012. Il dénonce, accroche, amuse mais surtout choque. Le genre de choc que l’on ne se refuse pas
D’abord les thèmes. « An n fè Leta pwosè » est un prétexte pour pointer du doigt ce qui ne fonctionne pas dans ce pays. Il serait presqu’inutile de citer les problèmes environnementaux, la mauvaise gestion des ressources de l’État, la corruption, l’indifférence des leaders de tout acabit et la banalisation des droits du citoyen haïtien. Au cours de ce procès de plus de quatre (4) minutes, Chris-Jay, Emanoox, Lywes, Paskal se poseront tour à tour en juge.
La jeune femme au téléphone déclare clairement à son interlocuteur qu’elle a eu son poste grâce à « yon zanmi ». Sans passer par voie de concours comme l’indique les lois sur la fonction et l’administration publiques. Cette même fausse employée enchaîne pour dire que ses collègues et elles pouvaient faire ce qu’elles voulaient, le directeur étant absent. Un autre clin d’œil à l’absentéisme dans les institutions publiques. Que les personnages soient trois femmes n’est pas non plus innocent. Il est en effet connu de tous que certains hommes politiques ont la pratique de placer leurs « petites copines » dans l’administration publique à des postes pour lesquels elles n’ont souvent aucune compétence.
L’État est également appelé en procès pour son incapacité à trouver de véritables solutions durables aux problèmes environnementaux. La capitale haïtienne croule sous les ordures. Les décharges publiques improvisées par la population pullulent sous l’œil indifférent des magistrats, des ASEC, CASECS et consorts. La pile de fatras déposée aujourd’hui cumule avec celle d’hier et d’avant-hier quand elle n’est pas tout bonnement abandonnée-là durant des semaines. Le plan large pris d’un couple en train de dîner au milieu de la décharge illustre, plus que les mots du rappeur Lywes dans ce couplet, l’ampleur du problème.
Mais au-delà de l’irresponsabilité des décideurs politiques sur la question environnementale, l’attitude du citoyen lambda est aussi remise en cause. Dans la scène avec le couple, on voit l’homme et sa compagne confortablement installés en plein milieu de la décharge. Sur leur table, une bouteille de vin rouge Carta Vieja, leurs verres remplis et leurs couverts bien rangés. La jeune femme, souriante, sert un morceau de son mets à son compagnon qui, heureux, se penche au-dessus de la table pour l’embrasser amoureusement.
Toute cette scène est filmée en plan serré, de telle sorte que celui qui regarde ne voit que les images en premier plan. Le seul élément insolite : les mouches qui virevoltent autour de la tête du jeune homme. Le spectateur est amusé mais est aussi intrigué. Il ne sera horrifié qu’au moment du plan large sur l’environnement. Stupeur, dégoût, choc… plusieurs sentiments le traversent.
Comment comprendre en effet que ce couple peut se retrouver là à dîner, dans une attitude si passive et indifférente ? Pourquoi ces citoyens, de simples inconnus, se complaisent-ils dans un tel environnement et le cautionne par leur présence ? S’il n’est pas possible de s’expliquer leur comportement, impossible en revanche de ne pas comprendre ceux qu’ils caricaturent dans ces rôles.
Le procès s’achèverait là que ce serait amplement suffisant. Mais il manquerait le jugement des faits du dernier chef d’accusation. La rapacité des gouvernants, des élites, de tous ceux, connus ou inconnus, capables de poser un geste de différence mais pourtant restent dans l’expectative ou ne pensent qu’à eux-mêmes. Il fallait pour cela montrer ce haut cadre dans sa voiture, agrippé à son téléphone avec son fils à ses côtés.
En mode « me myself and I », le haut cadre ne voit pas les deux « kokorat » qui lui mendient de l’argent. Comme tous ceux qu’il représente par son personnage, il est passé maître dans l’art de ne pas voir ce qui crève les yeux. La précarité d’autrui, son dénuement ne lui parle pas ; sa capacité à ignorer l’autre dans sa misère est exacerbée. Son fils pourtant aura un geste de charité en offrant son biscuit à l’enfant de rue. Voyant cela, le haut cadre tend une pièce de cinq gourdes à l’enfant-kokorat. Fait étrange, les deux « kokorat » se partageront la friandise et l’argent. Comme quoi, plus on est démuni mieux on comprend le sens du mot partage.
Il ne faudrait pas non plus oublier un dernier détail, non pas le moindre, dans ce procès. « An n fè Leta pwosè » souligne fort combien le pays stagne. Le clip tourne officiellement depuis ce 24 mai 2018 sur toutes les plateformes médias. Les prises ont été faites par Mage Entertainment suivant un concept de Patrick Amazan, co-réalisateur, entre 2017 et le début de cette année. Mais cette musique figure sur l’album Zatrapella sorti en 2012. Pourtant, les images collent au texte comme une seconde peau. Comme si Zatrap était entré en studio en avril dernier. Si le groupe devait reprendre le texte en traitant des mêmes thématiques, il n’aurait pratiquement rien à changer. Un fait qui, comme une boucle dans le temps, se reproduirait à l’infini.
« An n fè Leta pwosè » exige que celui qui regarde la vidéos voit dans cet État démissionnaire. En le renvoyant à ses responsabilités, ne serait-ce qu’en refusant de se complaire ou de cautionner comme ce couple, mais en acceptant également de faire sa part du marché. En faisant ce qu’il sait faire de mieux, Zatrap invite à sortir de cette léthargie collective. La fille à la fin du clip en donne l’exemple.
Péguy Flore Pierre
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