Chaque mois, l’Hôpital de l’Université d’État d’Haïti enregistre le cas de plusieurs nouveau-nés abandonnés par leurs parents
Nous sommes le mardi 11 février. Dans la grande salle qui accueille le service de pédiatrie à l’Hôpital de l’université d’État d’Haïti (HUEH), des berceaux sont disposés le long des murs. Les cris retentissants des bébés qui y sont installés retiennent l’attention du personnel médical et des visiteurs.
Au chevet de ces tout-petits, des parents s’affairent. Guerda, une jeune mère dans la vingtaine, allaite son nourrisson de deux mois. Sa voisine écrase soigneusement avec une cuillère un morceau de figue-banane disposé dans une assiette. Elle prépare une purée qu’elle administrera à son enfant. Une ambiance sereine règne dans la salle.
Néanmoins, trois berceaux occupés par des bébés ont l’air abandonnés. Aucun parent en vue. Ils ont pour toute compagnie les proches du berceau voisin. Ces êtres sans défense ont tous été abandonnés par leurs mères, informe le personnel de l’hôpital. Ils dépendent essentiellement des ménagères du service de pédiatrie, mais aussi des hommes affectés au nettoyage de l’espace. Ces hommes et femmes payés pour le nettoyage sont devenus les pères et mères de ces bébés.
« Nous sommes des ménagères certes, mais la nature nous a assigné une autre tâche. On n’a pas le courage de regarder les enfants abandonnés pleurer sans rien faire pour les soulager. S’occuper d’eux a toujours été notre responsabilité à l’HUEH », confie Hencia Josenat, ménagère depuis 24 ans dans cet hôpital.
Depuis près de trois ans, Josenat est affectée au service de pédiatrie. Quand elle n’y est pas, ses collègues, Viviane, Jocelyne ou probablement Auguste assurent la rotation. Au total, ils sont six à jouer le rôle parent au service de pédiatrie. Ils nettoient les berceaux des bébés abandonnés, changent leurs couches, leur donnent à manger et les cajolent par moment.
Une pratique ancienne
L’abandon de nouveau-nés n’est pas de l’histoire récente. L’HUEH est la seule entité publique qui accueille ces enfants. Des bébés abandonnés retrouvés partout dans le pays sont transportés à l’HUEH quand ils ne sont pas accueillis par d’autres structures de la société civile.
Eunice Alcindor est une infirmière qui travaille depuis une vingtaine d’années à la pédiatrie. Elle est responsable des enfants abandonnés. « Cinq enfants ont déjà été abandonnés depuis le début de l’année 2020 », précise-t-elle.
Avant le cataclysme de 2010, une salle était exclusivement réservée à ces bébés. « La salle pour les enfants abandonnés n’existe plus. Avant sa destruction en 2010, quelque trente-cinq enfants handicapés y vivaient », signale l’infirmière Eunice Alcindor également chef de service de la pédiatrie à l’HUEH.
Les enfants abandonnés ont, pour la plupart, des limitations physiques. « Beaucoup de ces enfants ont un handicap psychomoteur. Certains sont atteints d’une maladie connue sous le nom d’IMC (Infirmité motrice cérébrale). Ils arrivent difficilement à parler ou à marcher », explique Alcindor. Ces handicapés peuvent passer environ dix mois à l’hôpital avant d’être acceptés dans un foyer d’accueil.
Parallèlement, la pédiatrie offre ses services à plusieurs points dans l’HUEH. Le bloc néonatal reçoit les nourrissons de 0 à 30 jours ; à la salle de pédiatrie, on garde les enfants malades. Cette salle accueille aussi les bébés abandonnés. Les enfants malades sont généralement accompagnés de leurs parents. Mais selon l’infirmière Alcindor, fort souvent, certains parents épient le moment propice pour abandonner leurs progénitures.
Le quotidien de ces enfants
Bien que la situation remonte à plusieurs décennies, l’État n’a jamais amélioré les ressources financières de l’Hôpital pour une meilleure prise en charge de ces enfants. « L’HUEH ne dispose pas de budget pour prendre en charge les bébés abandonnés », regrette le Dr Jessy Colimon Adrien, actuelle directrice générale de l’institution.
Les enfants abandonnés survivent donc grâce aux œuvres de bienfaisance des associations religieuses et des agences pharmaceutiques qui offrent régulièrement du lait pour favoriser leur croissance.
« Lorsque ces soutiens ont du retard, le personnel médical du service de pédiatrie cotise pour acheter des articles de base comme les couches jetables et d’autres produits indispensables à l’entretien des bébés », relate Hencia Josenat. Les plats offerts à l’Hôpital servent aussi à nourrir les enfants âgés de plus d’un an.
Légalement, il revient à l’Institut du Bien Être social (IBERS) de prendre en charge les bébés abandonnés. Malheureusement, l’IBERS ne répond pas aux besoins primaires de ces enfants. L’Institution se limite à suivre les procédures pour les placer dans un centre d’accueil. « Lorsqu’un enfant est déclaré abandonné par l’hôpital, l’IBERS vient créer son dossier en attendant qu’un orphelinat ou une crèche l’accepte légalement », précise la directrice qui était, deux ans de cela, médecin en chef du service de pédiatrie.
Des hypothèses pour expliquer les abandons
Selon la Banque mondiale, en termes d’’indice de capital humain, un enfant né aujourd’hui en Haïti a un potentiel à l’âge adulte évalué à 45 % de ce qu’il aurait pu avoir s’il avait bénéficié d’une éducation et d’une santé complètes.
Eunice Alcindor croit, en ce sens, que la pauvreté est l’une des plus principales raisons favorisant les cas d’abandons à l’HUEH. Aussi, dit-elle, certaines mères y recourent car elles n’acceptent pas les malformations congénitales de leur enfant.
Les hypothèses sur les raisons exactes des fréquents cas d’abandons à l’HUEH par les parents sont multiples. Mais en Haïti, les grossesses non voulues sont monnaie courante. Selon l’Enquête mortalité, morbidité et utilisation des services (EMMUS-VI), 8 % des adolescentes de 15 à 19 ans sont déjà mères et 2 % étaient enceintes durant l’enquête en 2016.
« On surveille de près tout parent suspecté de vouloir abandonner son enfant à l’hôpital. Fort souvent, on les oblige à repartir avec l’enfant », dit l’infirmière Eunice Alcindor qui avoue que certains parents trouvent quand même le moyen d’abandonner l’enfant quelque part sur la cour de l’hôpital.
D’autres parents partent acheter des médicaments et en profitent pour ne plus revenir. « Je me souviens d’une dame que son mari avait abandonnée. Elle nous a dit qu’elle était hébergée chez une amie. Après avoir accouché, cette dame a abandonné l’enfant puisque son amie n’avait pas voulu la garder sous son toit avec un enfant », se souvient le chef de service de la pédiatrie.
Dans ces genres de situations, les mères reviennent rarement récupérer leurs enfants. Durant ses 20 ans de sa carrière à l’HUEH, Eunice Alcindor relate avoir vu une seule mère revenir récupérer son nourrisson après 14 jours.
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