Depuis environ quatre ans, le village artistique des sculpteurs de pierre de Rivière Froide, situé précisément à Brochette 99 dans la commune de Carrefour, subit les contrecoups de l’insécurité. Bon nombre d’artisans ont quitté la zone.
Exilés d’Haïti, certains artistes abandonnent la création d’œuvres d’art pour d’autres sources de revenus jugées « plus pressantes » dans leur pays d’accueil.
D’autres continuent de produire, tout en chérissant l’espoir d’un retour au bercail si la situation sécuritaire du pays devient plus clémente.
Borgella Dumond réside depuis 2024 au Togo, un pays d’Afrique de l’Ouest. Originaire de Delmas, il vivait à Bel Air depuis 1998.
Baigné dans ce vaste mosaïque d’artistes qui faisait la réputation de ce quartier du bas de la ville de Port-au-Prince, Dumond s’est essayé à la création de céramiques avant d’opter finalement pour la sculpture après des études d’arts plastiques à l’École Nationale des Arts (ENARTS), le plus grand centre d’enseignement artistique du pays, de 2015 à 2019.
Une attaque concertée des « Fòs Revolisyonè An Fanmi e Alye » à Bel Air le 2 septembre 2020 a entraîné l’incendie de plusieurs maisons — dont celle de Dumond -, la destruction de carcasses de voitures brûlées et la fuite précipitée d’une bonne partie de la population locale face à ce énième épisode de violence.
Complètement sous le choc, le sculpteur a fui le quartier de Bel Air sous la pétarade des balles pour s’établir chez sa sœur à Delmas 13, où il a réinstallé son atelier et ses œuvres.
Exilés d’Haïti, certains artistes abandonnent la création d’œuvres d’art pour d’autres sources de revenus jugées « plus pressantes » dans leur pays d’accueil.
Le 18 novembre 2023, alors qu’il se trouvait au Togo à l’invitation d’un autre artiste, sa nouvelle résidence à Delmas a encore été cambriolée. L’artiste a perdu la plupart de ses outils de travail.
Forcé de résider au Togo, Dumond essaie d’insuffler de la vie à son art. Dans son atelier, l’originaire de Delmas, qui était aussi propriétaire de l’Atelier BD en Haïti, burine la résine et imprime des formes et sa vision esthétique à chacune de ses œuvres.
Mais les différents coups d’État orchestrés sur le continent ont créé un climat de « méfiance » inter-pays qui met à mal ses activités.
Dumond échoue à livrer plusieurs bustes de personnalités politiques ou légendaires. « J’arrive difficilement à joindre les deux bouts au Togo dans cette situation », révèle le sculpteur.
Désireux d’arrondir ses fins de mois, Dumond donne des cours ou des séminaires de poterie et de sculpture dans divers établissements au Togo. Le dernier en date s’est réalisé à La Case des Daltons, un centre culturel à Lomé qui organise différents événements tels que des expositions artistiques, des ateliers de création et du co-working.
Le peintre Vladimyr Walter s’est établi aux États-Unis en janvier 2024. Comme beaucoup de ses confrères, sa vie artistique est ballottée par l’insécurité.
Après avoir quitté le Bicentenaire pour Mariani en 2017, il a dû abandonner cette zone pour cause d’insécurité en 2023 et s’établir à Carrefour avant de partir pour les États-Unis en janvier 2024 dans le cadre du programme Humanitarian Parole.
Dans l’après-midi du dimanche 24 mars 2024, des bandits ont lancé une attaque musclée sur les rues du bas de la ville de Port-au-Prince, instaurant des colonnes de feu qui ont englouti dans leurs flammes plusieurs maisons, pharmacies et dépôts de stockage de matelas.
Bien qu’il ait voyagé aux États-Unis avec plus d’une soixantaine de ses toiles, celles laissées sous la garde d’un ami à la rue de la Réunion ont subi de plein fouet la rage des flammes lors de cette attaque.
Aujourd’hui, Walter vit à Brooklyn, un arrondissement de New York. Loin d’Haïti. Mais le peintre ne renonce pas à l’art.
À plusieurs reprises, il a arpenté les boulevards de Brooklyn à la recherche de galeries d’art ayant potentiellement besoin d’artistes.
Parfois, pointer son nez dans ces espaces pour y formuler sa demande l’expose à un mur d’indifférence. En d’autres occasions, ces tentatives portent quelques fruits. C’est le cas d’une galerie d’art à Brooklyn qui lui a organisé une petite exposition l’année dernière, lui ayant permis de vendre pour environ 400 dollars américains de tableaux.
Loin d’Haïti, dans sa chambre bordée de ses toiles enchâssées, Walter renégocie un rapport plus « intime » avec son pays natal.
Ses toiles, accrochées aux murs ou gisant à même le sol, arborent souvent des tons chauds : elles expriment sa volonté de transcender la nostalgie profonde du pays.
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Les communautés d’artistes en Haïti s’amenuisent également à cause de l’insécurité.
La communauté de Nouailles, à Croix-des-Bouquets, est passée d’environ 500 artistes avant 2021 à moins d’une cinquantaine en 2024, selon Jean Eddy Rémy, l’un des responsables de l’Association des Artistes et des Artisans de la Croix-des-Bouquets (ADAAC).
Le village a subi plus de trois attaques armées en 2022.
Par suite de ces attaques, plus d’une dizaine de maisons et d’ateliers ont été incendiés. Une bonne partie des artisans a abandonné le village.
Cette attaque est survenue après que le ministère de la Culture a inscrit la pratique du fer découpé à l’inventaire national du patrimoine culturel immatériel en 2019.
Selon le coordonnateur de l’ADAAC, plusieurs artistes du village ont émigré dans certains pays comme la République dominicaine, le Chili, le Panama, le Brésil, entre autres. « Ceux qui sont restés en Haïti s’adonnent aujourd’hui à d’autres métiers », souligne-t-il.
Ralph Marius est un artisan du fer découpé à Nouailles. Il s’est établi aux USA depuis juillet 2024.
Marius travaille dans le fer découpé depuis l’âge de quinze ans avec d’autres artistes. Mais l’attaque musclée de 2022 l’a contraint au déménagement avec sa femme et ses quatre enfants.
« Nous étions dans cette étape où abandonner ce haut lieu d’art était devenu un réflexe de survie », souligne-t-il à AyiboPost.
Marius a cessé la pratique du fer découpé aux USA, sans pour autant mettre de côté sa passion.
En octobre 2023, un projet piloté par l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture (UNESCO), en partenariat avec le ministère de la Culture et de la Communication et l’ADAAC, a été mis en œuvre autour d’un budget de 280 092 dollars américains.
Ce projet a été axé sur plusieurs volets, dont un accompagnement psychosocial pour soutenir la résilience des artistes, la réalisation de résidences collectives de création et de transmission de savoir-faire.
100 000 dollars, mis de côté pour l’acquisition d’un local où les artistes pourraient se retrouver et se procurer à loisir du matériel de travail non loin du village artistique de Nouailles, n’ont pu être dépensés faute d’avoir trouvé l’espace, souligne à AyiboPost Ericka Francillon, la coordonnatrice du projet pour l’UNESCO.
D’autres regroupements perdent leurs membres, progressivement.
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Depuis environ quatre ans, le village artistique des sculpteurs de pierre de Rivière Froide, situé précisément à Brochette 99 dans la commune de Carrefour, subit les contrecoups de l’insécurité. Bon nombre d’artisans ont quitté la zone.
La Grand-Rue, qui a hébergé pendant plus de deux décennies le collectif « Atis Rezistans », très habile dans la récupération et l’assemblage, a vu aussi nombre de ses plasticiens abandonner leurs ateliers pour se réfugier ailleurs.
Le dimanche 13 août 2023, Carrefour-Feuilles, la zone de résidence de Lionel St Eloi — l’un des plus emblématiques sculpteurs contemporains haïtiens — a été attaquée par les membres de la coalition de gangs dénommée Viv ansanm. La maison et plusieurs œuvres de l’artiste adulé ont été incendiées.
Par Junior Legrand
Couverture |Photo illustrant un jeune artisan de la poterie, accompagné d’une photo de son œuvre en création. Collage : Florentz Charles / AyiboPost –24 février 2025.
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