Premier essai et coup de maître pour ce premier roman de Gerda Cadostin qui rend hommage à ses ancêtres de Guérot et au-delà à tous les habitants des campagnes haïtiennes
Installée en France depuis plusieurs décennies, l’auteure souhaitait transmettre à ses enfants — nés à Paris — le souffle, l’essence du village haïtien qui l’a vue grandir, mais aussi leurs aïeux vivre, aimer, rêver, mourir. Un désir de sauvegarde des racines familiales que de simples photographies ne comblaient pas.
De fil en aiguille et peut-être discrètement poussée par quelques loas protecteurs ayant fait le déplacement depuis son nombril (en terre sacrée d’Artibonite), Gerda Cadostin s’est prise au jeu de l’écriture et nous livre au final avec ce « Laisse folie courir » un ouvrage solaire, émouvant, grinçant souvent, mais toujours redoutablement spirituel. Un ouvrage qui dépasse désormais le cadre du souvenir privé, le transcende via une écriture inventive qui restitue l’âme campagnarde, fière, impulsive et sensuelle, mais cernée par l’insécurité, par une mort capricieuse, omniprésente.
Frankétienne, qui l’a encouragée, et Rodney Saint-Éloi, qui la publie chez Mémoire d’encrier, ne s’y sont d’ailleurs pas trompés.
Mais avant de s’élancer sur les traces du beau Raphaël (« frais, treize ans plus jeune que nous, timide, bien membré dans son pantalon, famille tolérante, pratique modérée du vaudou ») des jumelles inséparables qui souhaitaient se partager mari unique (« un homme pour deux ! ») ou encore sur celles d’une défunte mère obligée de réprimander son « sexe-qui-en-veut » de fils depuis l’au-delà, pour tenter de limiter les dégâts de ses « amours sans rade » compulsifs, le lecteur devra d’abord faire connaissance avec Grann Sang Cochon, ancêtre vivante de son état.
La narratrice, autrefois prénommée Gertrude ou Grann Gette, ne pouvait se tourner que vers l’auguste sage qui a partagé le sang du cochon noir à Bois-Caïman en 1791. Plus vivante que jamais, la douairière sarcastique plus que doublement centenaire de dérouler la lignée Cadostin sur ces terres de Guérot en n’omettant point de lancer quelques mises en garde séculaires.
« La mort
Sans vergogne des projets de la veille
Sans pitié des tribulations répétées
Tombant sur le beau-père d’une pratique
Une cousine d’une autre
La concubine du concubin d’une pratique
Cénocia, la voisine qui parlait hier encore
Anette, l’enfant qui avait juste une petite fièvre […] — Joséphine et Aline, n’oubliez jamais ! Guérot est une terre qui peut vitement glisser vers le cimetière. Bride sous cou. Mort raide. Mort subite. Ne lâchez jamais vos bouches nan lakou Estimé.
Sang Cochon claque sa langue dans sa bouche, agite son index droit devant son nez.
— Seulement attention ! Nan lakou Estimé, sauf Estimé bèbè, ils sont tous très méchants.
Ces mots se passent de génération en génération. Et à moi, depuis ce jour où ma mère Vierge Cadostin est tombée nez à nez avec Jérôme Beaubrun sexe-qui-en-veut, dans le bord de la ville de Saint-Marc. Ce jour malfaisant, où des Esprits protecteurs déraisonnables m’inviteront sur terre, sans dessein, neuf mois plus tard. »
Derrière la truculence et le créole imagé, une blessure intime, profonde, celle du « père invisible ». Mais avant de conter l’histoire de ce géniteur sans affect, Gerda Cadostin de poser un regard tendre sur les existences des femmes de son clan (les hommes ne faisant guère de vieux os, lorsqu’ils ne disparaissent pas dans la nature une fois satisfaits, « bonjour-collé-fourré-adieu »). Affrontant têtes hautes coups du sort, clan des Estimé, séducteurs-engrosseurs et Mystères facétieux. Parfois, face à l’appétence de Samedi pour les seuls hommes aimés, elles chancellent, se retirent dans leurs grottes secrètes.
« Une certaine tradition a ôté la souffrance à Mirasia d’assister à la mise en terre de Sidieu. Mais à la levée du corps dans la maison, quatre hommes l’ont empêchée de se coucher dessus, de retirer le sexe de Sidieu avec un couteau de cuisine. Du temps de leur déraillement d’amour éternel, Mirasia s’amusait à lui dire :
— Si la mort te prend avant moi, j’en ferai de la salaison.
Déjà son âme saignait à l’idée de perdre Sidieu.
— Mira, ça ne repousse pas non. Sois sûre que la mort ne ruse pas avec moi avant de couper mon affaire oui, souriait Sidieu. La vie est surprise, Mira. Ne t’encombre pas de mon sexe.
Dans le cercueil est placé un objet monté pour le repos de son âme.
Silence. »
Les deux derniers siècles et les démons haïtiens sont traversés, des tentatives impériales à la dette scélérate, des sang-abus au goudougoudou, Papa tyran, mépris citadin, mais ce sont bien les mots d’esprit, pirouettes spirituelles empreintes de magie ancienne venue de loin qui font resurgir les traces laissées par feu les habitants de Guérot. Réminiscences des croyances et des existences en feu, en quête de sens, épaulées par des Invisibles omniprésents.
Les morts se mêlent aux vivants. Grann Sang Cochon claque de la langue, retrempe les feuilles-remèdes avant de redonner contours aux disparus par le seul pouvoir du Verbe maîtrisé, tante Da lit les présages dans le vol des corneilles, Aline rejoint la terre sans avoir quitté la vie tandis que Vierge se remémore le revirement des honnêtes Polonais en 1802. Célima, du ciel, veille sur une descendance illégitime, Gertrude quant à elle ne peut retenir sa colère face à la légèreté irresponsable des mâles.
Quant aux loas de la région, ils aspirent, eux, enfin à un peu de tranquillité :
« On ne met pas un seul pied hors de l’Artibonite. Sauf en cas de force majeure. Seulement pour suivre un des nôtres. Sinon, on reste peinards, on pêche des crevettes, des kanea, on se planque, on soigne nos vieux Esprits. »
Cent intrigues savoureuses façonnent cette saga familiale truculente, fils de couleur à tirer, avec délicatesse ou sauvagement. Autant de visages mémorables et attachants. La folie court les terres ? Soit. Laissons-la s’essouffler. Écoutons les récits des voix anciennes pour patienter. Elles nous apporteront peut-être un brin de sagesse, qui sait ?
« Laisse folie courir » est un très beau roman, dense, riche, émouvant et drôle qui joue avec le créole et le français, ouvre grandes les fenêtres sur l’imaginaire haïtien. Hommage réussi, visite inspirante.
« Laisse folie courir », de Gerda Cadostin, éd. Mémoire d’encrier
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