Ces pratiques culturelles tendent à se raréfier au rythme de l’évolution de la société haïtienne, sa métropolisation croissante et sa transformation, quand ce n’est la disparition simple des « Lakou »
« Tim tim ! Bwa chèch ! » Normalement, ce devrait être les paroles de deux personnes distinctes. Mais, rien que pour le plaisir de pouvoir les prononcer à nouveau, Guetsie Jean Louis les lance pour son compte.
« Petite, je me joignais à mes proches tous les soirs pour tirer des contes », narre tout sourire la jeune femme de 23 ans. Cela commençait avec un « lago kache » auquel prenaient part tous les enfants du voisinage, puis suivaient différents autres jeux collectifs à l’exemple de « wonn, boul nan do, lalin ak solèy… » avant que tous soient rappelés par leurs parents pour aller se laver.
Ces pratiques culturelles tendent à se raréfier au rythme de l’évolution de la société haïtienne, sa métropolisation croissante et la transformation, quand ce n’est la disparition simple des « Lakou ».
Ces pratiques sont dotées d’une dimension symbolique, analyse le sociologue Jean Ronald. « Elles renvoie à un discours dans l’imaginaire et traduisent qui on est au sein d’une société donnée. Et pareillement à la société, celles-ci ne sont pas statiques. Certaines pratiques, remarque Ronald, traversent des siècles tandis que d’autres ne résistent pas au contact de nouvelles valeurs. Comme c’est le cas par exemple de ces référents [culturels]. »
Tournant sociétal
Durant les trente dernières années, la société haïtienne a connu un important tournant, selon Jean Ronald. On a perdu plusieurs de nos référents culturels, et puisqu’il n’existe « pas de vide dans le corps social, ceux-ci ont été remplacés par de nouvelles pratiques sociales issues de nos contacts et échanges directs en termes de valeurs avec les pays du Nord. »
Lorsqu’on perd ces valeurs, dépendamment de comment elles organisaient la société, on perd également ses repères à un certain degré.
Selon le psychologue Jeffrey Siratal, des référents culturels comme les contes symbolisaient un « moment d’écoute et d’apprentissage de ceux qui ont vécu bien plus que soi ». Pour avoir grandi dans un « lakou » à Côtes-de-Fer il y a environ trois décennies, Jeffrey Siratal a connu ces moments de plaisir dont les enfants étaient les principaux acteurs.
Outre les contes, « le lakou, lié au vodou, est aussi un référent culturel haïtien », souligne Jean Ronald pour montrer comment ces deux éléments pesaient en tant que facteurs de socialisation dans les milieux ruraux.
La localisation des pratiques est aussi à prendre en compte. « Chaque lakou, dit Jeffrey Siratal, avait ses contes et devinettes qui y circulaient bien plus que d’autres ». Ce qui amenait des gens à rendre visite à d’autres lakou que les leurs pour non seulement apprendre d’eux, mais aussi partager leurs propres histoires jusqu’à très tard dans la soirée.
Des moments de bonheur partagé
Deuxième et dernière enfant de sa mère, Guetsie Jean Louis n’a pas vécu avec son père, à Jérémie. L’un des meilleurs souvenirs qu’elle dit garder de ce dernier est lié à l’une de ces soirées embellies par la tradition.
« Un soir, ma mère, ma grande sœur et moi étions toutes les trois dehors à tirer des contes. Quelques minutes après, mon père qui était de passage et se reposait à l’intérieur est sorti se joindre à nous. Non seulement j’ai pu partager un moment de détente avec lui, j’ai aussi eu l’une des rares chances d’apprendre un peu de son histoire ».
Siratal lui, se souvient du rituel du garçonnet qu’il était. Dans un grand lakou baptisé « Anba Mango », il jouait au football tous les après-midis avec ses amis. Après quoi, ils se rendaient à la rivière pour une partie de lago. Le lago est l’un des jeux les plus populaires, estime Eddy Fleursaint. Quoique ne se considérant pas comme avoir été un enfant très sportif, l’actuel employé de la Radiotélévision Métropole rapporte s’y être adonné à cœur joie.
Des jeux pour le progrès
Ces jeux traditionnels sont collectifs. Ils transmettent beaucoup et sont en adéquation avec le développement de l’enfant. Le psychologue Siratal met avant le Lago Deli qui, se jouant en groupe, « apprend à l’enfant ce qu’est une équipe ». Outre cela, il avance que « les devinettes mobilisent la capacité mémorielle de l’enfant, et le “jwèt manman-papa” mobilise tout un processus mental pour jouer un rôle ».
Cela étant, les jeux ne sont jamais simples, défend le spécialiste. « En jouant, l’enfant crée des mises en scène qui participent à le rendre plus intelligent ».
Un groupe d’enfants réunis ne font pas que jouer, mais discutent aussi. Eddy Fleursaint croit que ces pratiques contribuaient énormément à vaincre la timidité chez les très jeunes. « À un moment donné, il doit nécessairement avoir un enfant qui parle et les autres qui écoutent. En cela, chacun commence à apprendre comment exprimer son opinion, faire face au jugement de l’autre, dire oui ou non. Et donc, se construisent des adultes extravertis qui sauront s’imposer et se défendre promptement. »
Ces traditions entretiendraient alors les rapports humains qui eux-mêmes permettent à leur tour de garder en vie les traditions. Raison pour laquelle, le psychologue des Côtes-de-fer vient à plaider pour un retour aux jeux traditionnels parce qu’ils « favorisent une interaction avec l’autre qu’aucune machine ou écran ne saura établir ».
Mais, ces activités ludiques ne sont pas nécessairement reprises dans les établissements scolaires. Au contraire, une catégorisation arbitraire est faite de ces jeux traditionnels « même dans les écoles », dénonce Siratal. De là, la qualification de vagabondage attribuée à des jeux comme le « mab, mòpyon, titato, ralba… ». Ces savoirs ancestraux sont aussi frappés d’interdits sur de nombreuses cours de récré.
Pour Siratal, le mieux serait que notre système éducatif pense à instaurer une politique de transmission de nos valeurs et sagesses ancestrales. Ce, en se servant de la technologie pour conserver et vulgariser nos jeux traditionnels. Car « si les jeux divertissent de manière générale, nos jeux traditionnels apportent de la joie dans la vie de l’enfant tout en participant à son développement. Ils lui apprennent la valeur de l’autre, lui apprennent à gérer ses émotions, lui inculquent le sens du collectif, l’importance de la concurrence, la beauté de l’apprentissage… Et ce, sans même s’en rendre compte ».
Quelle nouvelle société ?
Quoiqu’il en soit, les jeux collectifs n’ont plus le même poids. Jean Ronald le reconnait et l’explique par le fait que l’on a affaire à une logique individualiste beaucoup plus poussée. « Les nouveaux jeux rentrent dans un projet de société, dit-il. Ils apportent de nouvelles valeurs sociales, de nouveaux types de comportements et poussent l’enfant à entrer dans cette dynamique individualiste ».
Les transformations sociales accélérées par la précarité, mais aussi les nouvelles technologies se comptent parmi les assassins des traditions. « Avant, le soir venu, on se cherchait l’un l’autre. Désormais, on cherche son téléphone et chacun reste dans son coin », regrette Jean Louis.
Par ailleurs, certaines devinettes, comme « chak koukouy klere pou je w » ou des histoires de Bouki et Malice sont critiquées parce qu’elles transmettent des idées du vivre ensemble que l’on gagnerait à dépasser. « Ces valeurs ont marqué leur époque, mentionne le sociologue Jean Ronald. Elles ne sont plus parce que les sociétés, y compris celle d’Haïti, sont organisées selon des codes qui varient à chaque moment ».
La passation des contes et jeux traditionnels à l’intégration de nouvelles valeurs n’est donc pas un drame, mais plutôt une marque d’évolution. Vers quelle nouvelle société évolue-t-on ? Telle est la question fondamentale.
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