Il m’arrive souvent de rencontrer de jeunes étudiants. Fougueux et pétris de connaissances théoriques, ces citoyens avertis cabrent devant tout exercice de vulgarisation de leur science. L’expression même d’une opinion, aussi éclairée et profonde soit-elle à l’orale se heurte chez-eux à un plafond de verre « imaginaire » : l’écriture.
Que des gens qui aient passé la moitié de leurs vies la tête enfouie dans des tonnes de signes n’arrivent pas à synthétiser une idée en 400 mots n’est un paradoxe qu’en apparence. Car eux-mêmes après l’épiphanie de leurs insuccès répétés avouent ce qui vraisemblablement constitue leur talon d’Achille : des modèles inutiles.
Pour complexe que soit le problème, ce post rapide ne fera que l’effleurer. Laissant le soin à d’autres de prolonger le débat et de l’orienter vers des perspectives plus profondes et édifiantes.
L’analyse pourrait d’ailleurs s’enrichir des manquements d’une éducation scolaire qui priorise l’ingurgitation jusqu’à l’indigestion de phrases toutes faites. Ce système dont la reforme se fait toujours attendre produit des robots à la mémoire éprouvée, mais incapables de démêler avec intelligence leur environnement, de discuter des idées, d’argumenter et de se repérer dans un monde en transition permanente. Les dates, les faits, les endroits, les découpages théoriques ne servent à rien si le jeune échoue à les mettre en perspective, à les triturer et à en construire une nouvelle connaissance, sa vision du monde.
L’on gagnerait aussi à déplorer, sinon dénoncer l’emprise sur l’éducation supérieure des ombres de la prière du dimanche. L’incongruité atteint des sommets vertigineux quand la foi, qui procède généralement de livres sacrés, prospère sur le simplisme, adepte des vérités magiques et infondées évolue dans la même catégorie que la science dont les vérités ne sont que provisoires, qui priorise la réfutation sur les anathèmes et favorise les « vérités objectives », donc vraies en dehors des systèmes tribaux sur la concurrence des chimères qui a cours dans ces milieux confessionnels.
Décomplexé, en Haïti, on peut retrouver dans un journal majeur la publicité pour telle établissement « universitaire » vantant « la gloire de Dieu », des promotions consécutives en école de droit estimant leur science incomplète sans la bénédiction du prêtre de la paroisse ou des cours qui ne débuteront pas sans la bénédiction du « tout puissant ».
Loin d’exclure la transcendance du milieu universitaire, il s’agit d’admettre lucidement que les deux orientations abordent différemment la réalité et que tout mélange des genres ne peut se faire qu’au prix de graves et malheureux renoncements. Et au rang des abdications qu’exige la foi, se trouve le sens critique, qualité essentielle pour la formation d’une opinion éclairée, non contrefaite par les préjugés et absoute des clichés.
D’autres pourraient aussi remonter l’histoire à la conquête d’indices à charge contre la diglossie ambiante qui, non seulement participerait de la dévalorisation d’une partie considérable de l’identité haïtienne, mais scinderait l’élite en deux : une s’exprimant en français et l’autre en créole. Une maitrisant les codes de la langue de Molière et l’autre se rabattant sur le vernaculaire. Si le second peut choisir d’incruster sa démarche dans la popularité croissante observée dans certains pays de la Caraïbe pour une revitalisation du créole, le premier, quand il s’approprie le français avec talent peut s’attirer la sympathie des élites intellectuelles d’un pays comme Haïti où l’éducation scolaire et universitaire, l’administration et la politique, dans une certaine mesure, se font principalement en français.
C’est d’ailleurs là que se trouve le nœud gordien du problème. Les jeunes avec lesquels l’opportunité m’est accordé d’échanger admirent dans leur quotidienneté des personnages au clavier de virtuose, qui des mots savent peindre des tableaux et de leurs analyses, galvaniser en l’individu un élan pour l’action qu’il n’aurait pas autrement. Ces artisans de la parole « lumineuse » s’expriment en général dans un français poétiquement impeccable, registre classique, atteignable seulement dans la sueur du travail inspiré.
Il n’y a aucun mal à admirer une plume juste, mais la lucidité exige qu’on décante la forme du fond, les artifices artistiques du discours. Et c’est sur ce terrain qu’on découvre que ceux qui « disent bien » ne disent souvent rien alors que d’autres qui écrivent moins prosaïquement peuvent exprimer des idées qui mériteraient d’être partagées.
Bien écrire procure un plaisir certain à lire. Mais en aucun cas, il ne faut assommer ses ambitions parce qu’on estime sa plume trop imprécise. La démarche d’un article de presse, d’une publication sur Ayibopost ou d’un post Facebook s’entame et se réduit à une simple idée : avoir quelque chose à dire. Qu’elle soit une expérience personnelle, un éclairage alternatif sur l’actualité ou le partage d’une vision technique, la proposition reste valide et devrait être exprimée.
L’on me répliquera que la forme, c’est le fond qui remonte à la surface, l’on me fera un procès a la démagogie, mais je dirais ceci : quiconque sait exprimer à l’oral ses idées avec clarté peut écrire. Il suffit pour cela de côtoyer les bases de l’expression écrite, mais aussi de tomber sur des lecteurs pour qui la validité d’un argument ne se déduit pas à son attrait, des gens qui, passé l’enthousiasme d’une phrase bien construite, s’arrêtent pour en analyser les ressorts, pour en déceler un sens, une intention.
Car comme la danse, dans l’écriture ou le blogging, il n’est pas nécessaire de réussir les pirouettes acrobatiques du professionnel pour prendre son plaisir. Parfois, quelques pas suffisent… pour l’avènement d’une génération qui hiérarchise sa pensée, exprime à l’oral et à l’écrit son désaccord et offre sa perspective « utile » sur les bouleversements de l’époque actuelle.
Widlore Mérancourt
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