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La fillette du Grand Palais

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Invitation à découvrir Haïti autrement, l’exposition “Haïti, deux siècles de création artistique” ne cesse de drainer au Grand Palais de nouveaux visiteurs autour de son foyer de couleurs et de créativité. Les oeuvres, toutes disciplines confondues, touchent, inspirent, captivent, dérangent…

Cet après-midi encore, une musique lancinante emplit la salle d’exposition. Je m’inquiète au Grand Palais. Mais je ne dirai rien à personne. Surtout pas ce soir où les chuchotements, entre les visiteurs, sont timides et les babillages discrets. Depuis quelques jours, ce n’est plus la grande foule comme à la soirée du vernissage. Alors, je m’habitue à ce silence léger, si cher aux galeries d’art. Ici, il faut surtout se taire et se laisser contempler.

Ce n’est pas croyable, je le sais. Moi, née à Port-au-Prince, dans la cacophonie de la Grand-Rue, me voilà depuis trois semaines enfermée entre des murailles paisibles. Destin oblige, il me reste bien des jours encore à passer ici, sous les regards tantôt curieux, tantôt vagues, tantôt enflammés des amateurs d’art. La fin de l’exposition est fixée pour mi-février prochain. A ce moment-là, d’après ce que j’ai entendu, il fera dans Paris encore plus froid que les cinq degrés Celcius de ce matin. Si c’est vrai, j’en mourrai.

Enfin, je le crois. Car pour nous protéger du froid, ma famille et moi ne sommes pas aussi équipés que nos visiteurs, si admirablement drapés, presque invisibles dans leur manteau et leurs bottes. Pourtant, c’est peut-être nous surtout qui gardons bien au chaud les visiteurs. J’imagine que, pour les piétons des Champs-Élysées, l’exposition « Haïti » doit bien représenter un foyer. Et nous sommes près de cent soixante-dix pièces d’art dans la salle à l’alimenter.

Je m’appelle « Zwazo III ». Je suis la fillette du couple « Zwazo » dans la série « Zwazo pa gen fwontyè » de Céleur Jean-Hérard. Ma mère, « Zwazo I » est debout à ma droite et mon père, « Zwazo II », à ma gauche. Bien sûr, nous ne sommes que des oiseaux de féraille, de vieilles carcasses récupérées. Et, les caméras des visiteurs préfèrent nous mitrailler en famille. Mais, si vous visitez « Haïti, deux siècles de création artistique », s’il vous plaît, ne nous confondez pas.

Série “Zwazo pa gen fwontyè” de Céleur Jean-Hérard. De gauche à droite: Zwazo I (Mère), Zwazo III (Fillette), Zwazo II (Père). Photo: Jean Marc Hervé Abelard

Sous l’oeil de Legba

Nous ne sommes pas tous des oiseaux, ni des oeuvres sans titre, numérotées. Certaines créations ont des noms merveilleux, tels « Le Voyage d’Hector Hyppolite en Afrique » d’Hervé Télémaque. D’autres portent des titres assez déconcertants comme une des toiles de Jean-Michel Basquiat, « She installs Confidence and Picks Up his Brain like a Salad ». Je ne crois pas au pouvoir ni à l’âme des noms, alors, je ne les envie pas. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi les organisateurs m’ont mis dans la catégorie des Sans-Titre. L’exposition comprend quatre grands pôles: Sans-titres, Paysages, Esprits, Chefs. En tant qu’oiseau migrateur, j’aurais pu embellir avec mes parents le chapitre des Paysages. Ou celui des Chefs, à côté des pintades fièrement armées des tableaux de Fritz Lamour.

Ou encore, plutôt, dans la section des Tête-à-tête. J’aimerais bien moi un tête-à-tête, pas forcement avec une autre volaille. Mais un tête-à-tête avec « Legba ». Dautant que nous sommes tirés des mêmes matières insolites: pneu, bois, métal recyclé. Bien entendu, la pièce d’André Eugène est de loin plus imposante que moi. Du haut de ses cinq mètres, ce bonhomme de fer semble être venu en Europe juste pour affronter le fameux Bonhomme de neige sur son propre terrain.

"Legba" de André Eugene. Photo:  Jean Marc Hervé Abelard

« Legba » de André Eugene, photo de Jean Marc Hervé Abelard

Cependant, je ne vous cacherai rien, ce qui frappe le plus chez « Legba », c’est son sexe brandi, tout bandé. Souvent, l’engin nu me distrait; et, je ne suis pas la seule! Cet après-midi, deux visiteuses dans la cinquantaine, après s’être photographiées tour à tour devant le géant viril, n’ont pas manqué de jubiler, entre des rires mal contenus: « Heureusement que le sculpteur n’a pas animé cette pièce avec un système automatique « . La réponse de Papa Legba? Moi aussi, j’aurais aimé en savoir quelque chose.

Après tout, nous ne sommes pas tous muets. D’ailleurs à quelques pas de moi, « Tragédie tropicale », une installation vidéo de Maksaens Denis semble carrément dialoguer avec les téléspectateurs. Un peu plus loin, une autre vidéo, « le Cercle de Freda », de Barbara Prézeau Stephenson, joue tout bas le traditionnel « Wongol ». Pourtant, aucun de ces sons ne me touche autant que ce petit air de rien du tout qui happe les visiteurs dès l’entrée de la salle.

L’air de rien

Cette musique provient d’une autre installation, « Haiti chérie » de Sasha Huber. Comme d’habitude, ce soir, je dois forcer tous mes muscles pour ne pas regarder dans sa direction. Car je pressens bien ce qu’elle évoque, cette vidéo. Je laisse donc mon regard vagabonder à l’autre côté de la salle. Comme ce Jacmélien immigré à Paris, je m’évade dans le « Rara Lakay » de David Boyer. Et comme lui, à travers cette toile tissée de boutons et de métal, je prends goût à la nostalgie. Après, je me laisse aller dans l’univers tout-couleur d’André Pierre. Puis je m’imagine emballée dans le « Cercueil » de Préfète Duffaut.

Peine perdue. La musique telle une plainte ne s’est toujours pas arrêtée, elle inonde la salle. Mes yeux ont failli succomber à elle. Vite, je me ressaisis. De mon coin, je préfère admirer un jardin illuminé où Erzulie Fréda dans sa robe rose abolit la nuit, dans « L’Embarquement pour l’Isle-de-France«  d’Edouard Duval-Carrié. La déesse paraît avoir trouvé un compagnon, ce jeune visiteur venu de Londres. L’homme s’approche du tableau, le regarde quelques secondes, puis s’en éloigne. Mais un instant plus tard, il revient sur ses pas, ôte ses lunettes et observe sous un autre angle la toile clairsemée d’aluminium.

En un rien de temps, ce soir, je fais le tour des couleurs, des émotions et de ces deux cents ans de création. Je « marronne » pour échapper aux images que cette musique lancinante et méditative m’invite à découvrir. Pourtant, quand enfin je cède à son appel, je réalise que la vidéo ne montre aucune horreur, aucune blessure, aucun cadavre. Mais, dans ses images, une femme, vêtue du bicolore haïtien, dessine des ailes d’ange avec ses bras dans la neige, ensuite s’immobilise, se multiplie et répète le geste à l’infini. Tout à coup, j’ai compris: c’est un hommage aux milliers de morts du séisme de 2010.

Photo: Sasha Huber

Captures d’écrans de l’installation vidéo « Haïti chérie » de Sasha Huber. Photo: Sasha Huber

Je le sais, je ne suis qu’un oiseau de ferraille, sans épaule ni cheville. Mais je songe aussi à mes morts, aux milliers d’oeuvres d’art disparues lors de la catastrophe. Cinq ans après, je vois nos édifices d’art encore effondrés, je vois nos rares musées et nos centres de formation toujours en détresse. Et je m’inquiète…

Mise à part l’architecture, aucun inventaire exact n’a été effectué sur les dommages causés par le séisme de 2010 dans le secteur de l’art. Toutefois, on peut globalement parler de 30 000 objets d’art perdus ou endommagés. Et selon un des experts du musée Smithsonian, institution américaine responsable d’un projet de sauvegarde du patrimoine culturel haïtien, l’Art Haïtien aurait besoin après la catastrophe d’au moins de 25 ans de restauration.

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