« Esprits vagabonds » peut se décrire comme la rencontre entre deux sensibilités amoureuses d’Ayiti. Une rencontre à laquelle chaque lecteur est prié de joindre sa subjectivité
Barbara d’Antuono, tisserande inspirée, « créatrice d’imaginaire » d’origine italienne et Kevin Pierre, poète-musicien sensuel de la terre haïtienne sont les responsables du grand chambardement ésotérique, de la libération décousue des forces naturelles personnifiées dans lequel nous plonge « Esprits vagabonds », un livre d’art original.
« Esprits vagabonds » n’est nullement une parodie ou une appropriation culturelle paresseuse, bien au contraire. Il s’agit d’un hommage, en réalité, une porte ouverte pour les profanes, via cent étoffes cousues et poèmes dédiés, sur le vaudou haïtien. Un intérêt affirmé pour un culte longtemps rejeté, porteur d’une mémoire lourde.
Barbara d’ Antuono coud et brode ses rêves et ses angoisses (« Pensées chaotiques et autres divagations décousues ») en s’inspirant du syncrétisme haïtien depuis plusieurs années déjà. Cinq années passées sous la dictature Duvalier l’ont particulièrement marquée. Les photos de ses œuvres (dernièrement exposées à Paris) répondent aux poèmes en créole, en français, de Kevin Pierre, auteur de « Mak pye solèy » (ou inversement).
« Esprits vagabonds » peut se décrire comme la rencontre entre deux sensibilités amoureuses d’Ayiti. Une rencontre à laquelle chaque lecteur est prié de joindre sa subjectivité en inventant lui-même les histoires, déchiffrages respectueux et ludiques des symboles esthétiques sur une centaine de pages et autant de photographies.
L’exactitude des références n’a pas tant d’importance : ce qui compte est de percevoir l’intention du geste créatif qui mène à la richesse et l’essence d’une religion méconnue au-delà des frontières insulaires.
Car l’ouvrage n’a pas la prétention de revenir pointilleusement sur les sources du vaudou, sur la jonction originelle des racines africaines avec le catholicisme, sur l’histoire de l’esclavage, des persécutions, révoltes et révolutions. L’intérêt aiguisé, le lecteur ignorant se tournera forcément vers des supports instructifs plus conventionnels. Il aspire plutôt à toucher directement les sensibilités, piquer les curiosités avides de découvertes en utilisant les codes propres au vaudou haïtien. À éveiller, en somme. Et il le fait ma foi fort joliment.
« Ayizan complot est plus forte que les wanga ! Voyez, mes amis, comme je suis assise. Ils veulent prendre ma raison. Ayizan complot est plus forte que les wanga. Déracinée, ils veulent prendre ma raison. Je dis Ayizan complot est plus forte que les wanga ! »
Le chant monte, le govi est prêt. Satin blanc et feuilles de palmier à terre, premier remous dans l’eau : le loa quittera sous peu sa demeure aquatique. D’une voix sépulcrale, il lancera : « Tout le monde, bonsoir. » Qui sera l’adoptant ? Qui pour se laisser cette nuit chevaucher ?
Maldyok se promène, paré du chapeau de Bawon : les œufs blancs suffiront-ils à le détourner ? De certains sortent des jumelles aux cheveux bleus qui n’auront pas le temps de jouer à la poupée car elles seront aussitôt gobées par un oiseau terreur. Guédé incarné ? Marassa les a abandonnées, Damballa dort d’un sommeil profond. Au moins les aiguilles ne sont pas perdues… Fuyez l’hounfor, fuyez l’hounfor : Achabé et sa médecine-feuille ne pourront rien pour vous car le hennissement d’une monture retentit déjà au loin : Ogou Balindjo passera, quoi qu’il en coûte. Ce sont les hommes qui ont déréglé les puissances, provoqué le chaos. Gran Mèt n’y peut rien, même la Vigie expulse ses bombes volcaniques, bave sa lave dévorante sous le regard de la lune pleine.
« Tan sa
Ti moun pa antre na gad
Se yon lè tout ti vis
Mwen se chak joum
Vwayaje
M vizite chak syèk separeman
Kote
Tchovi bwè dlo nan de pla men zanmannan »
Le hounsi paniqué tente de rejoindre le caye mystères. Une manbo s’interpose, laplace intervient. La panique gagne l’univers, les poulets sacrificiels sauvent leurs têtes et le lézard géant se faufile : Agaou Tonnerre apporte la corde. Vite, car Kriminèl ouvre un œil.
« Nou menm ankò
Nou menm atò
Ki kanpe an kò an kwòk
Nan gòj listwa
Nou se sòlda premye ran
Dénye jenerasyon
Feray ki fé’n rayi mechanste
Fé raj kale loray
Nan mitan batay la
Kot batala bat Ala
Lendepandans
Ak libéte
Se eritaj Iwa mondong
Pou’n pa janm restavék
Kit nan lavi
Kit lanmò
Se paradig balendjo
Se deviz badagri
Ki fé’n renmen libelibé
Ki ban’n nan’m
Ki fé’n moun
Si mit yé
Pat nan simityé
Revéy zombi patap gen lé ! »
Mami Wata glisse vers une femme, Bawon Samedi annonce « L’heure est l’heure ». Un homme aux joues grasses se proclame populaire (il doit aimer la politique), des dollars et une voiture clinquante sont brodés sous ses yeux extatiques : Chango lancera sa main dans l’alcool feu. « Et la Mort lui dit… » se nomme un chapitre. Pendant ce temps-là Sirène plonge vers un pêcheur qui coule. Pour le sauver de ses péchés ? Ou mieux le noyer. Un brasier s’allume soudain, sur la terre souillée de sang.
« Pour chaque vers transcrit, j’ajoute du baume aux douleurs
Simples Candide
Elles s’éparpillent dans l’âme tels des pétales fatigués de la nuit »
Les vèvè se multiplient, les ancêtres dansent en riant sous forme de squelettes ranimés, les femmes et les hommes surveillent l’horloge impitoyable dans un décor qui n’est pas sans rappeller « Le Jardin des Délices », de Bosch. La vie, la mort se mêlent. Les frontières entre le rêve, la nuit et le monde réel se troublent : on entendrait presque le son de l’assotor en refermant la dernière page.
— « Esprits vagabonds », de Barbara d’ Antuono et Kevin Pierre, ed. L’œil de la femme à barbe
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