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La balade de Quai-Colomb

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À Port-au-Prince, la prostitution elle-même est stratifiée. Du front de mer aux clubs ultraclimatisés de Pétion-Ville, chaque corps semble avoir son prix.

Derrière le Bicentenaire, à un jet de pierres de la Primature, il n’est pas encore 10 heures, ce matin. Un couple s’enlace dans une mer placide. On dirait les amoureux d’un classique hollywoodien. L’absence du moindre alizé, de sables fins sous les pieds ne semble pas altérer leur passion. Mais hélas, le plaisir n’aura duré que cinq minutes. Autour d’eux, flottent des préservatifs comme les drapeaux d’un match de foot. La fille, torse presque nu, slip bleu-ciel, sort lentement de l’eau verdâtre. « Sous les tentes, je gagne 25 ou 50 gourdes pour chaque rapport sexuel. Dans la mer, c’est 100 gourdes, sans capote», explique Magdaline (1), 23 ans, originaire des Gonaïves, mère d’un garçon de deux ans. Elle se sèche sous ces cabanons piteux, recouverts de toiles sales, trouées, usées. Les lits sont des blocs sur lesquels sont déployés des fragments de tapis.

Les rapports sexuels sont une marchandise comme une autre, sur ce site abandonné qui porte un nom aux résonnances anciennes: Quai-Colomb. « On accepte l’acte sexuel sans préservatif, mais seulement dans l’eau salée. Elle tue les bactéries et réduit les risques de transmission du VIH », ajoute à tort Magdaline, le regard figé sur le sol, où les bayahondes, les basilics, les eucalyptus résistent aux vents maritimes. Avec deux années d’expérience au compteur dans cette pratique que l’on qualifie de plus « vieux métier du monde », Magdaline a débarqué dans la nébuleuse de Port-au-Prince, en quête d’un mieux-être, après le séisme de janvier 2010. Tout alors allait chambarder sa vie. « Je suis tombée enceinte et le père de l’enfant s’est ensuite dérobé à ses responsabilités. Donc, je voyais que je n’avais aucune alternative que de me prostituer. »

Port-au-Prince est une ville ascensionnelle où, comme partout, les corps se vendent. Dire que son hétérogénéité saute aux yeux est une lapalissade. Des supermarchés aux marchandes, des cahutes aux buildings, des clubs aux hôtels, des prostituées aux clients… La cartographie de la prostitution est assortie d’une stratification des tarifs. Plus on monte, plus c’est cher et plus c’est classe. Mais au long de cette route, qui mène d’un front de mer misérable aux cimes climatisées, les lois du désir masculin semblent immuables.

Malgré le poids des poussières, la Grand-Rue ne meurt pas.

L’après-midi grignote ses dernières heures. La Grand-Rue a certes perdu de sa superbe mais elle ne meurt pas. Escale, Fan’s club, Jeanjean… s’allument et semblent faire de l’ombre aux vieilles maisons en mal de ravalement. Des « marabou » (2) toutes pimpantes esquissent des sourires, des regards. Des Dominicaines aussi. Comme celle-là, Rosana, 33 ans, dont la mère est également travailleuse du sexe à la Grand-rue. Ici, souligne un petit détaillant qui habite la zone et qui y a grandi, la prostitution est depuis des décennies la norme, ouverte à toutes les bourses (250, parfois 150 gourdes). « Beaucoup de « bouzen » (3) sont mortes le 12 janvier 2010 mais elles pullulaient moins d’un mois après la catastrophe. Généralement, elles sont des filles du pays qui souffrent de la misère, souvent issues des villes de province. »

Image:  Jeanty Junior Augustin

Image: Jeanty Junior Augustin

Tout à coup, deux jeunes filles s’avancent. La petite Sheelove, au premier plan. Ici, elle est connue – elle a laissé l’école en 3e secondaire parce qu’impécunieuse. Silhouette fluette, piercing sur le nez, elle se livre à des déhanchements en cascade au rythme d’un « rabòday » (4) pimenté en face du Fan’s club. L’autre, aux fesses rebondies, s’y met aussi. Mais timidement. « 250 gourdes, l’amour », lâche, d’entrée de jeu, Sheelove, d’un sourire de môme. À seulement 19 ans, Sheelove, exhibant fièrement un tatouage au-dessus de ses fesses où se lit le nom de son mari, indique qu’elle reçoit dix à douze clients par jour. « Mon homme est au parfum de mes activités », confie cette Capoise qui a atterri toute petite à Port-au-Prince grâce à une tante, il y a plus d’une décennie.

Rue Capois… Delmas: la prostitution des trottoirs.

On monte le long de la rue Saint-Honoré. Au centre-ville, dans les parages du Champ de Mars, on se faufile au milieu des tôles rouges qui laissent penser que le pays se reconstruit. Les clochards s’endorment à la belle étoile. Quelques rares motocyclistes guettent l’arrivée des noctambules. À la rue Capois, les marchandes et les marcheuses se partagent le trottoir. Elles conversent. Il n’est pas encore 22 heures. Une prostituée, Barbara, vient de s’en prendre à un client réfractaire. À seulement 21 ans, maigrichonne, yeux de biche, elle se voue entière à cette entreprise: « J’y trouve du plaisir, même si cela me détruit ». Les clients les plus aisés s’offrent à 500 gourdes une chambre d’hôtel, en plus des 200 gourdes versées à la prostituée. Sinon, on doit parcourir entre des corridors zigzagés, des fatras, pour trouver le plaisir. Un peu plus haut, à la rue Sully et à l’entrée de l’avenue Christophe, contiguë à Lalue, les prix de la passe grimpent encore. Ils varient entre 250 et 400 gourdes. Tout dépend du bon vouloir de la fille, sans qu’une quelconque logique ne semble justifier le tarif.

On emprunte la route de Nazon – dont les bordures sont remplies de bicoques – jusqu’à la bouche béante de Delmas, carrefour de l’aéroport où un pont à étagement peine à prendre corps depuis plus d’une année. En plus d’être fluide, l’artère est calme, éblouie par des lampadaires géants alors que des maisons aux alentours semblent noyées dans l’obscurité. À l’entrée de Delmas 41, des filles se vendent aussi.« 500 gourdes, ça marche », comme l’indique cette Haïtienne, 36 ans, bel embonpoint, qui regrette son choix.« Je déteste cette femme que je suis devenue », résume-t-elle, au milieu des carcasses de voitures sur un terrain vague, là où elle se prostitue depuis 3 mois.

Le plaisir multicolore de Pétion-Ville.

On monte, on monte, on monte. Haut-Delmas, la vie nocturne s’égaie. Beaucoup de gens circulent. Les discothèques s’enflamment. Le décor change au fur et à mesure. Il est 23 heures 41. Le centre de Pétion-Ville est quelque peu mouvementé; quelques amis du président de la République se la coulent douce à la rue Obran. À l’ombre des splendides buildings, les trottoirs rouges fourmillent de prostituées. À la rue Lambert, on se fait alpaguer par des gestes lascifs, des touchers, des mots… dans une ville qui semble avoir pris un autre cap du point de vue infrastructurel.
– Mesye an al fèl, an n ale. (5)
– C’est où alors?
– Dans votre voiture ou alors dans ce corridor, répond l’une d’elles.
– Mais non, c’est incroyable, rétorque le client à bord de sa Suzuki blanche.
– Vous pouvez vous payer une chambre d’hôtel, si vous voulez, relance la fille d’un sourire goguenard. Le monsieur, dans un hochement de tête, redémarre à tombeau ouvert, laissant derrière lui des prostituées toutes logées à l’enseigne de la vulnérabilité.

Image: Jeanty Junior Augustin

Image: Jeanty Junior Augustin

Bien que leurs histoires soient différentes les unes des autres, les travailleuses du sexe sont unies pour la même cause: survivre. Léa, 32 ans, scotchée à une grille d’un restaurant huppé de la ville, se lâche, comme d’autres avant elle. Ici où mille gourdes peuvent faire l’affaire, tout n’est pas rose, tout n’est pas noir non plus. « Je joue ma vie ici depuis l’assassinat de mon mari en République dominicaine en 2008. C’est moi qui me charge, depuis, de mes deux enfants », explique-t-elle, la voix cassée. Quand la native de Mirebalais se remémore les « beaux temps » vécus avec sa moitié, elle fond en larmes. Et de poursuivre, malgré elle: « Ici, je ne suis pas à l’abri du viol, encore moins de la violence. Mais ai-je le choix? Je ne crois pas. Gagner mille gourdes par nuit, ce n’est pas mal. Mais bien souvent, je rentre bredouille.» Ici, le commerce n’est pas assuré.

À quelques pas de Léa, au Saxo club, rue Rigaud, la différence est sidérante. Les clients déposent leurs effets dans un casier sous le regard soutenu d’un agent de sécurité. Ils pénètrent dans la petite cour agrémentée d’une superbe piscine autour de laquelle des chaises sont rangées en demi-cercle. L’atmosphère y est calme. À l’intérieur – climatisé comme une morgue –, un écran géant, diffusant des bribes de vidéos pornographiques, excite le chaland. Une cinquantaine de blondes, peroxydées, presque nues, se déhanchent, fument mais s’évertuent surtout à charmer au rythme des speakers vomissant des vibrations étrangères, dont le bachata et la merengue. La salle est illuminée par des spots multicolores. On est en Haïti mais on n’y est pas. « Je viens ici régulièrement », lâche, éméché, un client au teint clair. La majorité des clients, tirés à quatre épingles, sont pâles. Ici, le sexe est luxueux. « 100 dollars américains pour un plaisir de deux heures, c’est beaucoup dans un pays pauvre, explique un serveur, chemise blanche bien taillée. C’est essentiellement le lieu des immigrants étrangers, des mulâtres, des officiels.»

Image: Jeanty Junior Augustin

Image: Jeanty Junior Augustin

On s’arrête un peu, le temps d’une bière dans ce business qui, semble-t-il, fonctionne parfaitement bien. « On change les filles tous les trois mois, parfois tous les six mois », poursuit le serveur. Les Dominicaines semblent se tailler la part du lion dans un marché presque sans loi. L’exemple de Santiana, cette jouvencelle de 27 ans aux pas mesurés, originaire de San-Diego, en témoigne. Déjà quatre mois en Haïti, elle ne cache pas son contentement. « J’aime les Haïtiens, je gagne beaucoup grâce à eux», dit-t-elle, bouclettes sur le visage, dans un anglais approximatif.

Hier « strip-teaseuse » dans  son pays, aujourd’hui prostituée dans un bordel pétion-villois, Santiana semble ravie de son séjour haïtien. « Mes parents sont au courant. Je gagne 1500 dollars américains chaque quinze jours.Dans deux mois, je retournerai chez moi. » Un week-end avec Santiana, ça se paie cher: 900 dollars américains.« Si vous avez besoin de moi, négociez avec mon boss. » Qui est ce boss? « Le propriétaire! », glisse-t-elle, entre des gorgées de bière et de petites plaisanteries, dans une salle où des gardiens de sécurité scrutent les moindres gestes des clients.

Un peu plus haut, à la rue Lambert, Doll House. « C’est magnifique », lance tout de go un visiteur épris du décor. Si les clients n’y sont pas légion en ce lundi soir frisquet, rien n’altère pour autant l’élégance des filles emportées dans des déhanchements fous, ensorcelants. À l’intérieur, tout s’écrit en espagnol. Défilent des blondes aux cheveux frisés qui stimulent les clients; on observe des scènes érotiques dans une petite salle vitrée destinée aux VIP…Même tarif qu’au Saxo: 100 dollars américains pour deux heures et 150 pour une idylle de dix heures de temps. Darling, une Dominicaine de 29 ans, dit avoir atterri en Haïti grâce à une compatriote qui lui a fait miroiter des jours plus cléments. C’est le cas alors? « Après déjà un mois au pays, je peux donc dire: un peu oui », soutient-elle, rappelant qu’elle gagne 500 dollars américains tous les quinze jours.

« Même pour voir une fille danser nue devant nous, vous avez besoin de mille gourdes », dit un Pétion-villois, grand habitué des bordels de sa ville, féru des Dominicaines. Plutôt que de s’enfermer dans la réserve, ce riverain, aux abords faciles, indique qu’à Doll House quand les femmes atteignent la trentaine, elles sont renvoyées à la Grand-Rue de la capitale.« Ici, c’est ma seconde demeure. J’y trouve l’essence du plaisir des seins, des fesses, des déhanchements complices, de l’amour vendu des prostituées.»

Comme Darling, à Doll House, elles sont plus d’une vingtaine de Dominicaines à tirer leur épingle du jeu au grand marché de la prostitution, encadré par aucune loi, où les Haïtiennes se calent dans la vulnérabilité, tantôt dans des bordels crasseux, tantôt sur des trottoirs. Qu’est-ce qui explique ce fossé entre ces deux catégories? « Les Haïtiens aiment traditionnellement s’exhiber avec les blanches », explique un client, barbu, fin connaisseur des lieux. À ses yeux, les Dominicaines ne sont pas en Haïti comme par enchantement: « C’est un trafic bien organisé orchestré par les parrains du secteur. Parfois, les filles ignorent ce qu’elles vont venir faire en Haïti. En plus de ne pas disposer de leurs passeports dès leur arrivée, elles ne peuvent pas sortir quand bon leur semble. Tout est sous contrôle, elles sont des vendues et sont bien souvent revendues à des fortunés de la petite bourgeoisie haïtienne en quête de blanches.»

Lui aussi n’occulte pas le fait que les Dominicaines – une fois qu’elles atteignent la trentaine – sont souvent renvoyées au bas de la ville. De cette plongée dans les entrailles, qui mène des cimes à l’océan, où l’argent se raréfie plus on s’approche de l’eau. Sur le littoral de Quai-Colomb, Nadeige, 25 ans, se revivifie dans les fumées de son cigare.« Je fume beaucoup pour oublier le mépris, pour ne pas sentir, ne pas jouir, ne pas voir les hommes même quand ils sont sur mon ventre », confie-t-elle, les yeux bouffis.

Vivant à Cité Soleil, la native de Jacmel dit venir à Quai-Colomb chaque jour de 7 heures jusqu’à 18 heures. Avec mélancolie, elle parodie la chanson de « Zatrap »: « Même dans le secteur de la sous-traitance, il faut qu’on ait une marraine ou un parrain pour trouver un emploi. Je suis arrivée en bac I et, en plus, j’ai étudié la cosmétologie. Je ne travaille pas parce que, moi, je n’ai personne. » Il y a quelques années, elle avait l’habitude de pratiquer son commerce dans les maisons closes de Pétion-Ville. Aujourd’hui, elle n’y monte plus. Son seul horizon, c’est l’immensité de cette mer absente. Le dos à une ville aux multiples visages où des filles, pour s’affranchir du spectre de la pauvreté, tentent de s’inventer une vie.

Juno Jean Baptiste

Images: Jeanty Junior Augustin

Après avoir remporté un prix à la Fokal à Port-au-Prince avec cet article, Juno Jean Baptiste et Jeanty Junior Augustin viennent d’être récompensés du prix Philippe Chaffanjon en France le 2 avril 2015 dernier.

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