POLITIQUE

Joseph Jouthe peut-il annuler une grâce accordée par Jovenel Moïse?

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Le pouvoir de la grâce ne subit aucune restriction en Haïti

En juin 2020, à la faveur d’un décret, le président Jovenel Moïse a gracié 415 prisonniers. Cette décision a suscité bien des remous. Selon plusieurs organisations, dont l’Office de Protection du Citoyen, ainsi que des membres de la société civile qui ont dénoncé cette décision, la mesure de grâce a remis en liberté des criminels notoires.

Toutefois, il est dans les prérogatives du président de gracier des prisonniers. L’article 146 de la constitution de 1987 amendée lui reconnaît ce pouvoir de grâce présidentielle, une mesure de clémence qui efface en tout ou en partie la peine d’un condamné.

Traditionnellement, en Haïti, cette grâce est accordée pendant la période de fin d’année. Mais la loi ne définit pas précisément à quel moment un condamné peut être gracié. Il arrive qu’un président utilise cette mesure à une autre période de l’année comme cela a été le cas en mars 2013, sous la présidence de Joseph Michel Martelly.

À la discrétion du président 

Ce sont ceux qui ont une condamnation définitive, c’est-à-dire contre qui un tribunal a déjà rendu un jugement, qui peuvent bénéficier de cette mesure. Seules les personnes condamnées par la haute cour de justice ne peuvent en jouir.

Le président de la République n’a aucune restriction légale en matière de grâce présidentielle. « Sur le plan moral, le président peut décider de ne pas gracier un criminel notoire. Mais, légalement, toute personne ayant subi une condamnation pénale peut être graciée », explique maître Benille Jean Marie, avocat au barreau de Port-au-Prince.

Ce n’est pas seulement dans le droit haïtien que la grâce présidentielle existe. Mais contrairement à d’autres pays, la Constitution haïtienne désigne la condamnation comme l’élément clé pour jouir d’une grâce présidentielle.

« Une personne dont le jugement est en cours, ou un inculpé n’a pas droit à la grâce. Mais il arrive que certains présidents dérogent à cette règle en accordant la grâce à un inculpé, ce qui est anormal » ajoute Samuel Madistin, avocat, président de la Fondation Je Klere.

Uniquement la peine 

La grâce présidentielle est une mesure inclusive qui prend la peine en considération. Elle peut la réduire ou y mettre fin, mais la condamnation qui a été prononcée par le tribunal demeure. Même si la personne graciée retrouve sa liberté, la condamnation reste inscrite dans son casier judiciaire.

Ces condamnations peuvent avoir des conséquences sur la vie sociale et politique d’une personne. Un condamné à une peine afflictive et infamante perd malgré tout le droit d’accéder à certaines fonctions politiques, par exemple. De même, la grâce n’annule ni les amendes ni les dommages et intérêts dus aux victimes.

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Aucune personne ni institution n’est habilitée à demander la grâce pour elle-même ou pour un proche, dit Benille Jean Marie : « Seul le président peut en décider. Toutefois, il peut prendre consultation auprès du ministre de la Justice ou d’autres consultants. »

Par ailleurs, la grâce présidentielle est différente de l’amnistie, qui ne peut être accordée que pour des crimes politiques et sous la forme d’une loi votée par le Parlement. L’amnistie efface l’infraction comme si elle n’a jamais existé tandis que la grâce prend en considération seulement la peine.

Affaiblir la Justice

Cette mesure de clémence est sans appel. On ne peut pas la contester. D’ailleurs, il n’existe pas à proprement parler une procédure pour gracier, que ce soit dans la constitution, que ce soit dans la législation. La grâce en tant qu’attribution constitutionnelle du président passe par une procédure tout simplement administrative.

À la faveur d’un décret, le président octroie la grâce à une personne. Cette décision est signifiée au ministre de la Justice qui doit le communiquer à son tour au commissaire du gouvernement pour les suivis nécessaires. Cela relève des démarches d’exécutions de la mesure de grâce.

En général les présidents ne reviennent pas sur leur décision. « Jamais de toute ma carrière, je n’ai vu un président revenir sur une mesure de grâce », explique Samuel Madistin. Pourtant, le Premier ministre Jouthe Joseph a ordonné en 2020 la suspension de la mesure de grâce prise par arrêté présidentiel en juin 2020.

« Cette suspension n’a aucune valeur légale puisque le président est seul détenteur du pouvoir de grâce. La décision du Premier ministre ne peut pas faire échouer l’arrêté présidentiel », explique-t-il. Un prisonnier qui a reçu la grâce, mais qui n’a pas été libéré peut engager des poursuites judiciaires pour faire exécuter la décision prise en sa faveur. »

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Les présidents utilisent parfois la mesure de clémence à des fins inavouables.

« Bien des présidents ont utilisé leur pouvoir de grâce pour servir des intérêts personnels », assure l’avocat Madistin. Des présidents comme Jean-Bertrand Aristide, Michel Joseph Martelly et Jovenel Moïse ont été critiqués pour avoir gracié des criminels notoires.

En 2015, un organisme de défense des droits humains avait signalé des cas spécifiques aux autorités. Le président Michel Martelly avait gracié des personnes peu recommandables, dont Clifford Guerrier Petimé dit Paulda, un criminel reconnu.

À côté de Paulda Pétimé, l’ex-président Michel Martelly avait également gracié les membres du Front anti-Aristide, Wilfort Ferdinand, dit Ti-Will et Jerry Bien-Aimé, membres de Lame Kanibal TiWill, eux aussi considérés par la société civile comme des criminels notoires.

Affaiblir le judiciaire

 « La grâce présidentielle peut affaiblir la justice. Elle est considérée comme une sorte d’impunité d’État. Après que la justice a condamné, voilà que l’état libère. Cela ne fait pas honneur à la justice. Dans tous les pays où la justice est forte, elle décide de la condamnation et de la libération », déclare Benille Jean Marie.

L’une des finalités de la peine est de sanctionner le coupable et lui ôter l’envie de récidiver. « Or, la mesure de grâce annule cette peine, qui faillit par là même à sa mission répressive, explique l’avocat. L’objectif de dissuasion n’est pas atteint, la leçon apportée par la peine n’est pas apprise. Lorsque la personne coupable n’a pas purgé la peine, la société peut se trouver en danger par rapport à elle », explique Benille Jean Marie.

« Du côté de la victime, la remise en liberté d’un coupable développe remords et regrets. Elle constate que cette personne qui lui a causé du tort n’a pas purgé sa peine. Cela peut développer une frustration et même conduire à des cas de vengeances privées. Si la victime sent que l’État n’est pas parvenu à lui rendre justice, elle peut décider de se faire justice elle-même. La personne graciée est alors susceptible d’être victime de violence ».

Les conséquences peuvent aussi atteindre le président de la République, selon Benille Jean Marie, qui rappelle les incidents du 1er juin. Dans ces cas, le pouvoir en place peut perdre la confiance du peuple. Il peut se mobiliser pour forcer même le chef de l’État à reconsidérer sa décision, affirme-t-il.

Phillerque Hyppolite est journaliste et étudiante en sciences juridiques à la Faculté de Droit et des Sciences Économiques de Port-au-Prince. Femme engagée dans la lutte pour les droits humains, elle prête actuellement sa plume à AyiboPost

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