SOCIÉTÉ

« J’aime Haïti » est officiellement mort!

0

La Maison Henri Deschamps a confirmé la nouvelle à AyiboPost

L’instruction civique et morale « J’aime Haïti » est l’un des plus anciens manuels scolaires ayant existé dans le système éducatif haïtien. Il est aussi l’un des seuls à avoir fait l’objet d’une pétition pour sa réintégration dans le programme scolaire.

Directrice adjointe chez Henri Deschamps, Rwanda Pierre confirme recevoir jusqu’à aujourd’hui un nombre considérable d’appels demandant à la maison d’édition de refaire le « J’aime Haïti ». Mais l’équipe éditoriale de l’institution est claire sur le fait que ce livre est complètement dépassé et ne sera donc pas commercialisé à nouveau. En tout cas, pas l’ancienne édition.

Un livre dépassé

Édité par les Frères de l’instruction chrétienne en partenariat avec la maison d’édition Henri Deschamps, le « J’aime Haïti » a ainsi été baptisé après sa mise à jour en 1987. « Au départ, le manuel s’appelait Instruction civique et morale des frères, informe Pierre. Et toujours dans une optique d’enseignement du civisme, les Frères y avaient fait mention des articles de la Constitution d’alors ».

Ces articles inscrits sous forme de leçons que l’enfant doit apprendre par cœur constituent le principal reproche fait à ce livre. « On n’enseigne plus le civisme de cette manière aujourd’hui », lance la directrice adjointe appuyée par son supérieur hiérarchique, Peter Frisch. S’ils sont présents dans les manuels, les articles le sont désormais à titre de documents, avance le président directeur général de Henri Deschamps. « On pose des questions sur les articles, des réponses sont apportées pour faire comprendre à l’élève ce qu’il en est. Mais celui-ci n’a plus à les étudier ».

Additionnellement, on ne parle plus d’éducation civique mais d’Éducation à la citoyenneté. « Ce cours est obligatoire dans le programme du nouveau secondaire depuis 2014 », affirme l’ancien ministre de l’éducation nationale, Nesmy Manigat. Il s’agit d’un nouveau cours qui prend en compte les nouvelles préoccupations de la société d’aujourd’hui. Il est davantage participatif et permet à l’enfant de s’approprier réellement des connaissances. Ce, pour avoir la garantie qu’il les reproduira dans la société. C’est aussi en ce sens que l’idée de la qualité des enseignants est évoquée par Frisch. Car selon lui, parler d’éducation à la citoyenneté exige des enseignants dotés d’importantes valeurs qu’ils seront capables de transmettre aux élèves.

Nesmy Manigat parle de compétences techniques et morales. Le premier cours d’éducation civique et morale, dit-il, commence par l’attitude et l’aptitude de l’enseignant. « Si le programme est un élément dans la réussite des objectifs, la manière dont il est transmis en est un tout autant ».

Ainsi, le problème ne devient plus une affaire de livre, mais plutôt de niveau des enseignants. Qu’il s’agisse de « J’aime Haïti » ou d’un autre livre, c’est ce qu’on va faire avec le contenu qui importe, pour la directrice des éditions chez Henri Deschamps, Maëlle Fouchard. Si on remet le « J’aime Haïti » entre les mains d’un bon professeur, celui-ci dispensera un bon cours. Parce qu’entre les mains d’un bon professeur, un livre, même rempli d’erreurs, aura quelque chose de positif à offrir. Et le meilleur livre du monde entre les mains d’un mauvais professeur ne vaut rien ».

Réforme du programme fondamental

Une bonne partie de la population continue malgré tout de demander à ce que le « J’aime Haïti » soit réintégré dans le système scolaire. En septembre 2018, la Solidarité Universitaire et Citoyenne pour le Développement (SUCDEV) a en ce sens adressé une lettre ouverte au ministre de l’Éducation nationale, Pierre Josué Agénor Cadet. Et deux ans après, des internautes ont lancé une pétition, toujours pour réclamer la réintégration du livre dans les écoles.

Mais pour le spécialiste en éducation et en curriculum, Enocque Pierre François, le débat va au-delà d’une simple question de réintégration ou pas du J’aime Haïti. « L’important pour tous les manuels scolaires est de savoir s’ils répondent au programme fondamental du ministère de l’Education ». S’agissant de ce manuel des Frères de l’instruction chrétienne, il tentait, dit François, de récupérer tout ce qui dans le programme du ministère a rapport à la question du civisme et de la citoyenneté. Sauf que datant de la période d’avant 1986, le programme en question est désuet. Et avec lui, le « J’aime Haïti. »

Le curriculum pour le fondamental allant de la première à la neuvième année doit donc être réformé. Mais étant un projet de société, c’est le ministère de l’Education nationale qui doit prendre l’initiative, selon Enocque Pierre François.

Pour un nouveau « J’aime Haïti » ?

Quoique l’enthousiasme n’est pas énorme du côté de la maison d’édition Henri Deschamps, la possibilité de rééditer le J’aime Haïti n’est pas totalement écartée. Et si c’est le cas, « ce sera un J’aime Haïti avec une toute nouvelle approche », souligne Peter Frisch, ainsi que sa directrice adjointe qui rajoute qu’il faudra également « attendre pour savoir si on changera le contenu du livre à partir de la Constitution de 1987 amendée ou celle qui est supposée venir ».

Et si effectivement c’est le contenu du J’aime Haïti qui intéresse ceux qui veulent son retour, « un autre auteur peut écrire un livre avec les mêmes éléments, en respectant le curriculum de l’école fondamentale et le soumettre au ministère pour qu’il soit homologué », propose le docteur en sciences de l’éducation, Enocque Pierre François.

Surtout que la question de plagiat n’est pas reconnue en terme de contenu des livres scolaires. « Il existe le même curriculum pour tous les auteurs. Néanmoins, tandis qu’ils gardent tous un contenu similaire, ils peuvent prioriser un angle par rapport à un autre ». C’est ce qui explique que deux écoles différentes peuvent porter des livres d’histoire d’auteurs différents. Mais les deux verront le même programme.

Plus concret, ce sont des modules subventionnés par le ministère de l’Éducation nationale qui sont aujourd’hui utilisés pour les cours d’Éducation à la citoyenneté dispensés depuis le secondaire 1 jusqu’au secondaire 4. Ces modules traitent de notions qui n’existaient pas dans l’ancien livre d’éducation civique. Soit des notions comme l’équité de genre, la corruption et la protection de l’environnement qui sont extrêmement importantes pour la « construction de citoyens conscients » que l’on veut avoir dans les années à venir. Pour l’ancien ministre Manigat, il est clair: « Le résultat ne sera pas visible du jour au lendemain, mais on est obligés de passer par ce chemin ».

Rebecca Bruny est journaliste à AyiboPost. Passionnée d’écriture, elle a été première lauréate du concours littéraire national organisé par la Société Haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA) en 2017. Diplômée en journalisme en 2020, Bruny a été première lauréate de sa promotion. Elle est étudiante en philosophie à l'Ecole normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti

    Comments