Le mal du pays, on connait ? Cette bestiole qui se prélasse sur nos estomacs comme un partenaire de vie lorsque nous sommes délaissés dans l’énormité des grandes villes, loin de nos repères, comme sevrés du sein maternel? Aussi dramatique que cela puisse paraître, le problème se résout après une dizaine de plats nationaux, un marathon de danses voluptueuses sous des airs de « konpa zouk, konpa woywoy, konpa kanaval », et enfin une orgie de sable, de vagues et de soleil. Après cette illusion de satiété, comme un amant ingrat, nous retournons dans ce pays lointain, poussés par la soif d’un quotidien rassurant. Et hop ! Le tour est joué ! Mais…que faire lorsque nous approchons de la trentaine et que nous avons le mal de notre temps ?
Je suis née en 1987, et j’ai du mal à me ressaisir lorsqu’on me rappelle que les gosses des années 90 sont dans leur vingtaine, dirigent leurs entreprises et bossent dans de vraies compagnies. Non, pas comme stagiaires de vacances ou privilégiés du propriétaire. Les plus appliqués ont déjà un master et s’acharnent à obtenir un doctorat ! Impressionnant ! Non, je ne fais pas allusion à leur accomplissement, mais à la vitesse à laquelle la génération des années 80 se range parmi celles qui claironnent : « Je me rappelle de mon temps », en bon créole, « mwen sonje dantanm »
Il est cependant amusant de remarquer que nous ne pouvons-nous défaire du collégien qui nous colle à la peau, parce que, blagues à part, difficile de nous prendre nous-mêmes au sérieux, sauf dans les cas d’extrême urgence où le devoir nous appelle dans la correction d’un enfant ou dans un divorce assommant. Comment se sentir si jeune tout en ayant la nostalgie du jardin d’Eden qui nous a vu grandir avant de nous jeter subitement dans la jungle et de fermer ses portes à double tour? En effet, je m’obstine à dire que nous sommes la génération de l’impact, du tsunami ; nous sommes le pont, la transition. Dans la foulée, nous ne nous sommes même pas rendus compte qu’une époque nous disait adieu et qu’elle était révolue à jamais. Après une intégration spontanée et enthousiaste, à l’approche de ma trentaine, je me rends soudainement compte à quel point il me manque mon jardin d’Eden.
Je ne saurais dire ce qui me fait le plus défaut: Un monde authentique où le paraitre et les projecteurs étaient confinés dans les studios d’enregistrement et non dans chaque coin de rue de notre quotidien; des relations profondes sans plateformes pour faire applaudir l’audience; des amitiés pour le développement personnel et non pour la galerie; se fier à nos oreilles pour reporter des paroles de chansons dans des espèces de cahiers décoratifs; accourir vers le téléphone à fil, le cœur battant, jouissant de ce mélange de suspense et d’appréhension; apposer sa plume sur des papiers peints en rose et bleu pour exprimer des émotions refoulées?
Toutes ces pages tournées de notre passé, jaunies par le temps nous semblent si désuètes de notre manoir touchant le ciel. En effet, notre évolution a pris des tournures si dramatiques, que nous vivons désormais en suspension, dans un univers imagé et illusionniste, oubliant que notre humanité demeure ce qu’il y a de plus simple et gratifiante.
Je voudrais tant revivre ces descentes au Champs de Mars, pour la glace « ti Kawòl » et le « fresco » couronné de pistaches, attirant une trainée d’abeilles. J’ai le mal de cette époque où l’on endimanchait son attitude et sa tenue vestimentaire pour le repas dominical – où les enfants s’adoptaient les uns les autres comme cousins après deux ou trois séances de cache-cache – où les robes chics se portaient encore dans les soirées dansantes – où le canapé et l’émission de télévision faisaient partie d’un rituel familial aussi apaisant qu’enrichissant.
C’est triste que demander à nos enfants de jouer pieds nus, dehors, sous la pluie reviendrait à les torturer ; de toute façon, ils tomberaient malades et leurs allergies prendraient le dessus. Ne parlons pas de leur apprendre comment jouer à la poupée et aux osselets ! Comment expliquer la joie inextricable que nous puisions dans ces rondes à la con et aux paroles insensées que nous chantions à l’unisson dans notre épopée de l’enfance? Comment illustrer avec les mots qu’il faut, les vacances « en dehors », chez Tatie ou Mamie, affrontant la nature comme de minuscules explorateurs, pataugeant dans la terre et l’eau des rivières, grimpant tant bien que mal les arbustes à la recherche de mangues mûres, dégringolant la savane, aussi libres qu’inconscients, aussi nombreux que complices dans cette aventure exaltante? Miami n’était alors qu’une ville parmi tant d’autres.
C’est palpitant de se retrouver à un clic d’une question de recherche, mais entre nous, où sont passées l’excitation et l’adrénaline caractéristiques des heures interminables passées à la bibliothèque ? C’est à se demander si la boulimie des informations sur internet ne tue pas à petit feu cette fougue de la recherche qui s’intensifiait à mesure que les péripéties dévoilaient le fruit si gratifiant du résultat. Appelez-moi cynique ou masochiste, mais je trouvais tout cela passionnant.
J’ai le mal de mon temps lorsque les yeux rivés sur mon écran, je me rends compte qu’aucun centre de réhabilitation ne peut nous rendre notre humanité perdue. Mais de cela, ma mère se plaignait déjà à l’époque où les promenades du samedi soir se soldaient par une cantine garnie de marinades et de « pikliz » de « kay matant ».
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