SOCIÉTÉ

Interview | Des manuels scolaires prolongent la colonisation en Haïti, selon un expert

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Ces livres « représentent un gros danger pour la société en général. C’est un processus d’autodestruction qu’il faut stopper rapidement », déclare Jacques-Michel Gourgues

Le ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle n’exerce aucun contrôle réel au niveau du contenu des livres, tranche Jacques-Michel Gourgues. Dans cette entrevue accordée à AyiboPost, le docteur en éducation reste très critique envers certains manuels scolaires qu’il considère comme un prolongement de la colonisation.

Ayibopost : Vous êtes auteur d’un livre qui s’intitule «Les manuels scolaires en Haïti : outils de la colonialité». Pourquoi ce titre?

Dans « Les manuels scolaires en Haïti : outils de la colonialité » sorti en 2016, je me suis intéressé à comprendre comment des auteurs choisissent de camper Haïti à nos enfants à travers les manuels scolaires. Plus précisément, ceux d’histoire et de géographie. J’ai en ce sens réuni tous les manuels d’histoire et de géographie homologués entre 2013 et 2015 par le ministère de l’Éducation nationale et que l’on utilise au niveau de l’enseignement primaire, soit de la 1re jusqu’à la 9e année fondamentale. Autrement dit, tous les livres que j’ai sélectionnés sont approuvés par ledit ministère et sont conformes au programme de l’école fondamentale. J’ai analysé leurs écrits et différentes approches pour finir par voir qu’ils sont propres à ce que l’on appelle la colonialité. D’où le bienfondé du titre.

Supposez-vous qu’il existe une forme d’écriture coloniale?

Oui, c’est bien le cas. Et l’une des façons qui permettent de s’en apercevoir demeure la manière dont on raconte une histoire. Dans les livres d’histoire et de géographie d’Haïti par exemple, on peut prêter attention aux rôles que l’on accorde à un certain groupe d’individus ainsi qu’à leur mode de vie. C’est en cela que les textes de ces manuels viennent mettre l’emphase sur ce que l’on identifie comme les « groupes racialisés » tels que les Noirs et les Amérindiens à qui l’on accolera injustement des étiquettes. Lesquelles témoignent d’une forte présence de stéréotypes dans ces manuels.

D’ailleurs, c’est en analysant différents éléments prélevés de ces livres d’histoire et de géographie que j’ai pu constater que des discours que certains Haïtiens produisent sur eux-mêmes et sur leurs semblables ont leur origine dans ces manuels scolaires.

Pouvez-vous nous donner quelques exemples de ces éléments prélevés dans les manuels scolaires dont vous parlez?

Dans « L’histoire d’Haïti de l’indépendance à nos jours » produite par les Frères de l’instruction chrétienne, il est écrit dans la page 9 que « Les Africains ont fortement marqué le peuple haïtien. C’est à cause de leur importation en très grand nombre que le peuple haïtien est de race noire. »

D’entrée de jeu, il importe de souligner que le mot race n’existe pas scientifiquement. Il est une pure construction des Blancs en faveur de la colonisation et de la domination. Et donc, à chaque fois que l’on utilise ce mot, on imprègne l’esprit de l’idée selon laquelle on est des êtres inférieurs. Puisque déjà, il y a une hiérarchisation de la race dont les Blancs occupent la première place. Les Jaunes, la deuxième. Et les Noirs sont relégués en troisième et dernière position.

À l’exemple de la race, la civilisation est un autre mot créé par les Européens pour imposer leur supériorité. On en trouve la trace dans l’« Histoire d’Haïti : des origines à l’indépendance » où l’auteur écrit que « Les aborigènes d’Haïti ne sont pas aussi civilisés que les Incas et les Aztèques. » Et toujours pour parler des Africains, il est écrit dans la page 10 que « nous avons hérité non seulement des traits physiques, mais aussi des attitudes mentales, des tendances et des coutumes » de ces derniers.

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Et justement, derrière les traits physiques mentionnés, il y a les stéréotypes comme quoi nous sommes des bossales, de gros orteils. Et aussi que nous vivons de manière brutale, avons de grosses lèvres ainsi qu’un gros nez. En revanche, ce même livre raconte que « des maîtres français, nous n’avons pris que les bons côtés […] une certaine politesse, un certain raffinement, cet amour du beau, du luxe ».

Donc, en faisant répéter de tels propos à un enfant on lui fait intérioriser l’idée qu’il est laid. Mais aussi qu’il n’a effectivement hérité de ses aïeux africains que ruse, paresse et fatalisme qui, tel qu’écrit dans ces livres, « empêchent le peuple haïtien de s’élancer dans l’aventure du développement ».

Retrouve-t-on des exemples de discours similaires dans les livres de géographie que vous aviez consultés?

Les livres de géographie savent se servir surtout d’images. Et justement, on fait circuler des stéréotypes à travers ces images. Par exemple, à la page 21 de « Ma première géographie », on demande à l’enfant de comparer deux images. Sur l’une, il y a des représentations de maisonnettes couvertes de paille. Sur l’autre, des représentations d’immenses buildings quelque part en Europe. Quelle est l’utilité de cette comparaison, sinon renforcer dans l’esprit de l’élève que, contrairement à chez lui, il existe d’immenses et magnifiques constructions chez les Européens. Et que tout ce qui vient de l’Occident est super beau. Tandis que rien de beau ne peut venir des nègres.

D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que le choix est fait des manuels d’histoire et de géographie pour véhiculer ces types de discours. Parce que c’est à travers eux que s’effectue le travail de la colonisation de l’esprit. Ces livres sont construits de sorte qu’ils véhiculent tous les discours négatifs existants sur les Noirs. La colonialité concerne les sciences sociales.

Et cette manière d’écrire l’histoire remonte à quand exactement?

Il y a de cela quelque temps, je suis tombé sur un livre daté de 1951, soit 5 ans avant ma naissance. Dedans, l’auteur dénonçait exactement ce que je fais aujourd’hui. Tout ceci est pour dire qu’il n’y a jamais eu de rupture dans ce mode de discours véhiculé à travers les manuels scolaires.

À partir des années 1990, la décision de changer certains livres d’histoire et de géographie a été prise. C’est en ce sens que tous ceux aujourd’hui âgés de plus de 40 ans ont connu des livres avec des leçons sur l’existence de quatre races avec les Indiens comme race rouge. L’adjectif a disparu. Mais le mot race qui en plus de ne pas être scientifique ne peut pas être prouvé, est maintenu jusqu’à date.

Quelles sont les conséquences directes de ces discours sur ceux qui se les approprient?

La colonisation mentale en est la première. De nos pieds, les chaînes sont malheureusement passées à nos têtes depuis que des manuels scolaires nous apprennent que l’on est des êtres inférieurs parce qu’on est Noirs. Ce qui à son tour a un gros impact sur notre estime de soi et est responsable de phénomènes comme le blanchiment de la peau, le défrisage des cheveux crépus. Le tout, dans le but de ressembler au Blanc qui, nous dit-on, fait tout ce qui est beau et bon.

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Plus présent dans notre société, on peut par exemple constater des individus de la classe moyenne qui sont prêts à tout pour ressembler à ceux appartenant aux groupes sociaux les plus favorisés. Métisses étant, ces derniers ont pour leur part hérité des traits physiques d’ancêtres européens, parmi lesquels leur longue et soyeuse chevelure, et ne se mélangent pas à la population locale.

Ces personnes qui veulent alors être comme ces métisses non seulement sur le plan financier et physique vont tout copier d’eux. Ils portent de faux cheveux ou optent pour le défrisage. Ils adoptent des styles vestimentaires qui se rapprochent de ceux jugés beaux. Ils fonctionnent et parlent comme eux. Si autrefois ils pouvaient snober avec le français, maintenant c’est en anglais qu’il faut pouvoir s’exprimer parce que de plus en plus, ces gens ont tendance à créer une démarcation entre elles et les autres. Et la langue d’expression reste un outil très prisé pour ce faire.

Peut-on donc conclure que les actuels manuels scolaires représentent un danger?

La société est composée de citoyens. Si aujourd’hui ceux qu’on a sont des antinoirs, anti-haïtiens, nos manuels scolaires en sont les principaux responsables. Donc oui, ils représentent un gros danger pour la société en général. C’est un processus d’autodestruction qu’il faut stopper rapidement. Pour cela, on doit penser à poser correctement le problème de l’éducation. Et la conférence nationale que l’on prône serait une excellente occasion. Car il faut plus qu’une simple vérification de conformité au programme. Il faut changer la façon dont on enseigne. Il faut changer le mode de gestion de nos écoles. Et penser enfin à quelle école nous voulons pour quelle société.

Mais puisque l’on n’en est pas encore là, que ces livres sont étudiés par nos enfants, il faut effectuer un travail de déconstruction en parallèle. Il ne faut pas les laisser étudier qu’ils sont noirs et laids, mais il faut leur rappeler les exploits de nos pères. Leur rappeler dans toute sa grandeur le 18 novembre 1803 qui aboutira au 1er janvier 1804.

Jacques-Michel Gourgues est doctorant en sciences de l’éducation. Il est passé à l’Université de Montréal au Canada. Professeur à la fois au niveau du secondaire et à l’université, il est assigné à l’Université d’État d’Haïti et à Quisqueya. Il officie également à l’Institut des sciences des technologies et des études avancées d’Haïti créé par le Groupe de réflexion pour une Haïti nouvelle.

Cet article a été mis à jour avec les dates de publication des livres analysés. 10.28 7.5.201

Rebecca Bruny est journaliste à AyiboPost. Passionnée d’écriture, elle a été première lauréate du concours littéraire national organisé par la Société Haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA) en 2017. Diplômée en journalisme en 2020, Bruny a été première lauréate de sa promotion. Elle est étudiante en philosophie à l'Ecole normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti

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