CULTURE

Freda, de Gessica Généus: naissance d’une étoile du 7e art

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Le premier film de Gessica Généus, étude féministe au scalpel et en créole de la société haïtienne, enchaîne les critiques dithyrambiques après sa sortie en France et son succès au Festival de Cannes. Haïti au centre de l’attention avec grâce et force. Et naissance d’une nouvelle étoile du 7e art.

 

AyiboPost avait suivi avec intérêt le tournage audacieux de FREDA à Port-au-Prince début 2020 puis avec fierté sa présentation au Festival de Cannes 2021, sélection « Un certain regard ». Sorti récemment dans les salles françaises, le premier film de l’actrice et documentariste est désormais en train de réaliser un bingo critique complet outre-Atlantique.

Pas un journal ou un magazine français d’influence qui ne se fende d’un article enthousiaste, d’une interview admirative, encourageant les spectateurs à se déplacer pour découvrir cet ovni à fleur de peau et, pour certains, Haïti elle-même.

La course aux superlatifs est lancée dans les rédactions pour parler de ce portrait féministe aussi subtil que bouleversant d’une nation imprévisible et compulsive, de ce gros plan sur trois femmes attachantes d’une même famille des quartiers populaires tentant de tenir, par des moyens différents (la religion pour Jeanette, les études pour Freda, la recherche d’un homme riche pour Esther), en équilibre sur des fondations pour le moins branlantes.

Le regard perdu de Gaëlle Bien-Aimé (Géraldine) après s’être fait jeter par son amant mulâtre. Une perruque blonde n’aura pas suffi à balayer les murs de l’inconscient collectif.

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Les larmes-misère de Fabiola Rémy (Jeanette) après un kidnapping punitif, préambule d’une folie à venir. Vie de douleur et de sacrifices; trop-plein final sans retour.

La tête baissée de Jean Jean (Yeshua), exilé humilié par l’échec de l’exposition arty sur laquelle il misait tant. La douleur de la balle perdue prise en plein sommeil, bataille de gangs, [la douleur] de se réveiller.

La colère de la fausse évaporée Esther (Djanaïna François) à l’évocation du mot ‘bonheur’, ce luxe qu’aucune crème blanchissante ni rêve de Cendrillon ne permettront jamais d’atteindre.

Et bien entendu Néhémie Bastien (Freda l’étudiante en anthropologie, dont voici le premier rôle et certainement pas le dernier) dans absolument TOUTES les scènes, véritable kaléidoscope incarné de la psyché populaire haïtienne. Jeune fille en lutte, en butte, yeux grands ouverts, esprit laser, alter ego évident de la réalisatrice.

Il est peu de souligner que Gessica Généus avait des choses à dire. L’artiste s’est donné les moyens de le faire avec un casting vertigineux de justesse et des fulgurances dictées par le temps et la rage. Les crises socio-politiques et les espoirs sans cesse remis aux calendes grecques constituent la toile de fond de ce tableau tout en nuances de cette famille de femmes fortes et fragiles à la fois, s’accrochant à son échoppe bariolée, œil du cyclone faussement protecteur.

Réflexion pointue de la réalisatrice sur son pays venant autant de son vécu que d’une étude approfondie des auteurs nationaux qui lui a donné le culot de foncer vers l’international, langue créole brandie, sûre de la puissance de sa narration, bien trop crédible pour ne pas être entendue par qui ressent encore – peu importe sa nationalité et sa connaissance de l’histoire caribéenne.

Vidéo | Freda, le film de Gessica Généus, en lice pour le prestigieux festival de Cannes

La tension présente tout au long du film parle déjà d’elle-même, urgence scandaleusement habituelle – due entre autres aux conditions de tournage (en pleine sortie du Peyi Lock, explosion exutoire des énergies carnavalesques en février, manifestations anti-pouvoir et spectre omniprésent du scandale Petrocaribe et d’une sécurisation des lieux de tournage par une population totalement impliquée et solidaire).

Est-ce Ricardo Boucher, poète des rues, aperçu là dans une image de manifestation ? Anecdotique mais vision symbolique de ce réel qui se mêle ici à la fiction, les personnages vernaculaires existants – et ô combien colorés et fascinants – de l’île côtoyant les personnages du film, sans frontière nette. Les images documentaires donnant place entière, rôle revendiqué, hommage appuyé à la jeunesse qui se soulève et bat le pavé contre l’injustice (élevée au rang de système par ici).

Derrière la délicatesse du regard et l’empathie évidente de la réalisatrice pour ses héroïnes en lutte, un travail d’analyse remarquable sur la situation du pays qui se traduit dans chaque scène, chaque échange, même anodins. Du même niveau, version cinématographique, que celui d’une Yanick Lahens en littérature : chasser ce cliché désespérant du destin sadique, de la malédiction éternelle pour mieux traquer les fils volontairement entremêlés du chaos apparent mais qui, bien sûr, ont tous un lien, une origine inavouable.

De la réécriture de la période Duvalier par une frange de la jeunesse qui ne l’a pas connue et minore son horreur, des rapports avec Saint Domingue à la fois si proche géographiquement et rendue lointaine pourtant, de la corruption des élites en charge à l’objectisation des femmes-trophées, ou encore de la tentation inévitable de l’exil à la volonté de croire encore en l’avenir de son pays : les thèmes qui rythment la vie haïtienne au quotidien passent ici en rafales sous une forme, sous une autre, donnant le vertige au spectateur qui ne se remet pas et de l’accumulation des problèmes et de la fluidité avec laquelle Gessica Généus parvient à les exprimer en seulement 1h30.

Anecdotique mais vision symbolique de ce réel qui se mêle ici à la fiction, les personnages vernaculaires existants – et ô combien colorés et fascinants – de l’île côtoyant les personnages du film, sans frontière nette.

Un très grand film uppercut, solaire et léger (fraîcheur des acteurs investis) autant que brutal par sa sincérité, qui, en plus de permettre à Gessica Généus de faire connaître son talent et sa sensibilité extraordinaire au monde entier, devrait pousser de nombreux spectateurs étrangers à – enfin – s’intéresser à l’histoire et à la réalité haïtiennes, cette histoire et cette réalité si méthodiquement, jusqu’ici, planquées sous le tapis de l’indifférence (non-enseignement en France, traitement exhibitionniste et rapide des catastrophes), diluées dans les phrases faciles (‘malédiction’, ‘île damnée’), la paresse de comprendre.

FREDA, loa de l’amour et de la féminité, s’écrit en majuscule. Fierté, présence et puissance (solution ?) obligent.

Photo de couverture: SaNoSi Productions

Frédéric L’Helgoualch vit à Paris. Il écrit des critiques littéraires et a découvert la riche histoire et la foisonnante littérature d’Haïti à partir d’un livre de Makenzy Orcel, ‘Maître Minuit’. Depuis il tire le fil sans fin des œuvres haïtiennes. Il a publié un recueil de nouvelles, ‘Deci-Delà, puisque rien ne se passe comme prévu’ et un ebook érotique photos-textes, ‘Pierre Guerot & I’ avec Pierre Guerot.

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