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Faut-il appliquer la « Zéro tolérance » contre les criminels en Haïti ?

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La politique « zéro tolérance » est en Haïti synonyme d’impunité, de persécution politique, et de justice expéditive

À chaque montée de l’insécurité, le slogan « Zéro tolérance » contre les bandits revient à la bouche des autorités. Mais ce que l’on considère parfois comme un simple slogan a une réelle signification politique et historique dans le pays. Cela a commencé lors du second mandat de Jean Bertrand Aristide et a continué quelques années après son départ en 2004.

Le quartier Fort national était connu comme l’un des foyers d’un groupe de « Zéro tolérance ». Gary* y a été élevé. Sa famille, comme beaucoup d’autres à l’époque, a dû fuir la zone.

« À cette époque, les gens recevaient leurs transferts d’argent chez eux, se remémore Gary. Les camions, d’eau ou de boissons gazeuses se déplaçaient avec l’argent collecté. Ils sont devenus des cibles. Et les personnes qui avaient des dépôts de marchandises étaient souvent braquées en plein jour. »

La politique de Zéro tolérance a originellement été lancée à cause de multiples cas de vols, dans les grandes villes du pays. Ces voleurs ont été nommés « la manne », comme l’émission de radio, populaire en ce temps-là, « la manne du matin ».  Les bandits opéraient avant le lever du soleil, pas trop loin de leur quartier.

Elle a retrouvé Luigi dans un cachot où des agents de la PNH, proches du pouvoir, le retenaient.

L’ampleur de la politique de « Zéro tolérance » est aujourd’hui difficile à mesurer. D’innombrables gens sont morts, disparus, ou exilés. Beaucoup de personnes ont été lynchées, seulement parce qu’elles étaient étiquetées comme des bandits. 

Les groupes armés de « Zéro tolérance », qui se sont créés pour combattre les voleurs de « la manne », se sont aussi rapidement transformés en outils de répression par le pouvoir. Aussi, la situation d’insécurité généralisée qui prévalait à cette époque n’a aucun rapport avec ce qui se passe en 2020, avec les guerres de gangs, kidnapping et autres, tempère Pierre Espérance du Réseau national de défense des droits humains (RNDDH).

« Zéro tolérance n’a pas diminué l’insécurité en Haïti, au contraire. Il a encouragé les règlements de compte privés ou politiques, où des innocents payaient à la place des coupables », déduit Pierre Espérance. 

Pour résoudre la question de l’insécurité en Haïti, d’après Pierre Espérance, il faudrait renforcer les acteurs de la chaîne pénale, la PNH et le système judiciaire. Il convient aussi de rendre muettes les armes des bandits, en réduisant la circulation des armes et des munitions sur le territoire national, en procédant à des contrôles dans les ports, postes frontaliers et les aéroports.

« Zéro tolérance »

Le 20 juin 2001, lors d’un discours à la Direction générale de la police nationale d’Haïti, le président Jean Bertrand Aristide déclara : « Si un bandit tente de voler un véhicule, de tuer le conducteur ou une autre personne, c’est un coupable et le policier n’a pas besoin de le conduire au tribunal. »

Quelque temps après cette déclaration, au moins six présumés bandits, à Cabaret et à Petit-Goâve, sont lynchés. Sept jours après, le mercredi 27 juin 2001, Jean Bertrand Aristide revient sur ses déclarations, assurant que c’était à la justice de placer le mot du droit après une arrestation. Mais le mal était déjà fait.

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Ni le président ni l’ambassadeur américain Brian Dean Curran qui a essayé d’expliquer que les propos du président ont été mal interprétés n’ont pu stopper la vague. Les actes de lynchages ont continué de plus belle. Le 11 juillet à Port-au-Prince, le 1er août à Mirebalais et Léogâne, puis le 21 août au Cap-Haïtien. La situation ne s’est pas améliorée durant toute cette année.

Règlements de compte

Marie Alice Théard est poétesse et historienne de l’art. Son fils, Luigi, a été enlevé le 28 juin 2001. Durant des jours, elle a cherché son corps dans les morgues, à l’hôpital. Elle s’est rendue à la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), la Direction départementale de l’ouest de la Police (DDO), et à différents charniers éparpillés dans la capitale. Grâce à l’intervention d’un ami, elle a retrouvé Luigi dans un cachot où des agents de la PNH, proches du pouvoir, le retenaient.

En effet, les exactions étaient légion. Gary se rappelle d’une expérience douloureuse, vécue par un membre de sa famille.

« J’avais un neveu qui habitait à Delmas 31, raconte Gary. Il fréquentait une femme dont le mari vivait en dehors du pays. Cet homme a voulu éliminer mon neveu. Il s’est adressé à un groupe de “zéro tolérance’. C’est Grenn Sonnen qui s’est occupé de cette affaire. »

C’est là, parmi plusieurs autres corps, que gisait celui de son fils.

Un jour, alors qu’il jouait au basket, une voiture a enlevé le neveu, ainsi que d’autres jeunes qui étaient avec lui. Des témoins de l’enlèvement ont pu identifier une voiture de police, et cette piste a amené la famille au commissariat de Delmas 33. Sans succès. Les policiers ont déclaré n’avoir fait aucune arrestation, et le nom de la victime n’était inscrit nulle part dans leur cahier.

Le lendemain, la sœur de Gary est revenue au commissariat. C’est alors que le chef de poste l’informe qu’elle trouvera des corps à Delmas 33, dans la zone appelée Shalom aujourd’hui.  C’est là, parmi plusieurs autres corps, que gisait celui de son fils. Les voisins ont appris à la famille que leurs assassins avaient accusé ces jeunes d’être des voleurs de « la manne ».

Exécutions extrajudiciaires

« Le phénomène des “Attachés’ ou des groupes de “Zéro tolérance’ s’est développé avec des groupes paramilitaires qui n’étaient pas des policiers, et qui ne faisaient partie d’aucune structure gardienne de la sécurité dans le pays, révèle Pierre Espérance, du RNDDH. Ils étaient armés dans le but de faire des exactions pour le pouvoir. »

Mais à Fort National, d’après Gary, les groupes de « Zéro tolérance » étaient surtout formés de policiers. Ils étaient mêlés à des civils armés, qui étaient des anciens membres de brigades de vigilance créées pour faire face à la menace des voleurs. 

En haut dans les mornes, dans ce quartier connecté à Bel-Air, Sans fil ou Avenue Poupelard, de nombreuses charnières d’exécutions étaient disséminées partout, dévoile Gary. L’on compte le corridor « Ika », « Nan gwo trou », ou au dos de l’ancien bâtiment des Forces armées d’Haïti et le Corps des transmissions.

Rosemond Jean a été arrêté. On lui a mis un sachet noir mis sur la tête.

Pour Marie Yolène Gilles de la Fondasyon je klere, « Zéro tolérance » venait avec le phénomène « pèdi pa chache ». Des enfants, des maris, des sœurs, qui sortaient et ne rentreraient jamais chez eux. Personne ne devait partir à leur recherche, au risque d’être victime à son tour.

Selon des informations recueillies par Amnesty International, pendant la nuit du 7 au 8 décembre 2002, Andy Philippe (20 ans) et ses frères, Angélo Philippe (20 ans) et Vladimir Sanon (19 ans), ont été emmenés par des membres de la police alors qu’ils se trouvaient chez eux, à Carrefour. Par la suite, leurs corps ont été retrouvés à la morgue ; ils présentaient des blessures par balle à la tête.

À l’issue d’une enquête interne menée par la PNH, le commissaire municipal de police a été démis de ses fonctions, et trois policiers ont été placés en garde à vue. Un autre membre des forces de police a pris la fuite pour échapper à l’arrestation. D’autres sources ont indiqué qu’un témoin potentiel de ce triple assassinat a été tué par des hommes cagoulés le 17 décembre 2002, à Carrefour.

Attaques diverses

Marie Yolène Gilles s’occupait du dossier de ces trois jeunes hommes assassinés. À cause de cela, elle a reçu des menaces anonymes par téléphone lui disant que sa maison sera brûlée. Les 11 et 15 février 2003, des hommes armés ont tiré des coups de feu en l’air devant son domicile en signe d’avertissement.

Patrick Merisier, journaliste, avait reçu des menaces en janvier 2002. Il a été agressé par deux hommes armés alors qu’il était dans un restaurant à Port-au-Prince, le 22 février 2002.

L’observateur sur le terrain pour la Coalition nationale pour les droits des Haïtiens a reçu des menaces qui l’ont poussé à se cacher. Rosemond Jean a été arrêté. On lui a mis un sachet noir mis sur la tête. Ce militant a été chanceux, parce que comme il était connu, des témoins ont pu l’identifier. Ses ravisseurs l’emmenaient au commissariat de Pétion-Ville.

Expériences de « zéro tolérance »

Pourtant, la politique « Zéro tolérance » est à l’origine un modèle new-yorkais de stratégie policière qui a été développé par le chef du NYPD, William J. Bratton (1994). Elle a pour principe fondateur le développement d’une politique visant à restaurer la loi et la sécurité en donnant une réponse systématique à tous les faits pénaux, aussi mineurs soient-ils.

William J. Bratton et ses collègues ont écrit au sujet de cette politique que  « L’essence de la stratégie de tolérance zéro, mal-nommée, n’est pas l’intolérance, mais la confiance. Elle est marquée en premier lieu par la confiance de l’agent de police dans le traitement de situations qui relèvent de sa compétence légitime. »

Jacques de Maillard et Tanguy Le Goff expliquent que la police new-yorkaise a réalisé une profonde réorganisation de son dispositif. Les responsables ont procédé à des changements dans les deux tiers des cadres policiers. Il y a eu aussi une augmentation sensible de l’effectif du NYPD (40 000 en 2000, contre 27 000 en 1990). De 1993 à 2000, la délinquance à New York a baissé de 57 %.

Cependant, Maillard et Le Goff pensent que finalement, les usages de ce concept dans le débat politique, ainsi que dans les politiques policières en France, leur ont appris qu’il y a une dissociation partielle entre les slogans, les symboles efficaces politiquement, et la réalité des programmes d’action ou des politiques.

Hervia Dorsinville

*Ce prénom a été modifié pour protéger l’identité de l’intervenant.

Journaliste résolument féministe, Hervia Dorsinville est étudiante en communication sociale à la Faculté des Sciences humaines. Passionnée de mangas, de comics, de films et des séries science-fiction, elle travaille sur son premier livre.

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