Il est presque octogénaire et n’avait jamais exposé au Centre d’art de Port-au-Prince. Faute réparée pour cet artiste de l’école capoise qu’on a rencontré chez lui, à Delmas.
C’est un dock qu’une population en colère a conquis ; ils portent des fourches, des sabres, des panneaux où il est inscrit : « Non », « Nou pa vlé », « Haïti pap vende ». Face à la masse des corps agglutinés, des cheveux noirs sur des tenues fauves, face aux petites maisons proprettes serties de balcons forgés, pointe au large la marine américaine ; on la reconnaît à ses drapeaux étoilés et à ses soldats en kaki qui visent la foule. Le tableau s’intitule « Révolte sur les quais, 1994 », il est exposé jusqu’au 30 juin au Centre d’art de Port-au-Prince. Son auteur a presque 80 ans (il est né en 1939 au Cap) et il expose pour la première fois de sa vie dans cette institution par laquelle il vit depuis 1971. Un paradoxe qu’il explique volontiers, pour autant qu’on trouve sa maison enfouie dans une Impasse de Delmas.
Etienne Chavannes finit de se préparer dans sa chambre. Ses petits-enfants vous scrutent depuis une tenture qui leur sert de cachette. Il apparaît dans une chemise de savane et de sable – son eau de Cologne concentre un jardin botanique. Il n’attend pas qu’on lui pose de questions, il met sa vie à terre pour qu’on la contemple et qu’on l’admire. « Rien ne m’avait préparé à la peinture. Mon père était spéculateur de denrées au Cap. Il vendait du café, du cacao, ce qu’on voulait, il m’a offert une balance parce qu’il avait prévu pour moi que je prenne sa succession. Un jour, je me suis rendu au cinéma avec un ami qui était peintre de profession – ses œuvres valaient de l’argent. Il m’a proposé de m’offrir une toile que je puisse vendre pour me payer des places de cinéma. J’ai dit : oui. Je n’avais rien demandé. Mais il ne m’a finalement jamais fait ce cadeau. Alors j’ai décidé de le peindre moi-même, ce fichu tableau. »
Chavannes, que chacun dans son entourage appelle « Cha » et qui effectivement a quelque chose de félin dans la manière qu’il a de se dérober, concède volontiers que tout chez lui procède de l’orgueil. Ce jour-là, il a déjà plus de 20 ans, il acquiert des pinceaux, des pots, une toile, il ne sait rien faire, « même pas tracer », il se reprend cent fois, et développe cette manière insolite de considérer les corps entre eux comme un magma fluide, un fleuve flamboyant, un nuage d’êtres : « Les autres peintres étaient paresseux, il faisait un personnage en haut, un autre en bas, moi j’en faisais des dizaines, des centaines. J’étais le seul ainsi, alors je suis allé à Port-au-Prince. » Il rencontre un peintre tourné en critique d’art et en galeriste qui lui donne trois conseils décisifs sur la couleur, l’espace et la forme. Et Etienne Chavannes, armé de sa passion et de sa confiance, frappe à la porte de la plus grande institution du pays : Le Centre d’art.
« C’était une vaste cour où les peintres venaient livrer leurs tableaux et les soumettre au goût de la directrice, Francine Murat. Elle me prenait une ou deux toiles sur six. Je ne sais pas pourquoi je n’ai jamais eu d’exposition. Je crois que c’est dû à ma trop grande intégrité, je n’acceptais pas de me vendre à vil prix. » Dans les années 1990, le réalisateur américain Jonathan Demme acquiert quelques toiles d’Etienne Chavannes au Centre d’art : « Il aimait tellement mon travail. Il m’a fait venir au Ramapo College du New Jersey. J’avais déjà exposé en 1978 au Brooklyn Museum. En tout, j’ai dû faire quatre voyages aux États-Unis, mais ne me demandez pas d’aller vivre là-bas. J’aime mon pays, malgré sa chute. »
Dans la très belle exposition du Centre d’art – qui traduit l’ambition renouvelée de cette institution blessée par le séisme de retrouver une position centrale dans la vie artistique mais aussi dans le marché de l’art haïtiens – les toiles pour la plupart non datées illustrent quarante ans de vie insulaire. Des paysages idylliques de couple à la pêche sur un ponton, « Rêve de tous », des fêtes champêtres, une gaguère à l’énorme toit conique, les bains élégants et les laveuses du Bassin Zim, quelques fièvres vaudou et des récits historiques comme l’arbre de la liberté qui est une sorte de gigantesque Christ en Croix inversé. Mais là où Chavannes fascine, c’est lorsqu’il devient le conteur de ce qu’il appelle la « chute » : « J’ai vécu deux vies. Celle depuis ma naissance jusqu’à 1986, une vie sans bruit, sans voleur, pacifique. Et l’autre, de 1986 jusqu’à nos jours, marquée par la violence, les manifestations et le désordre. »
Il y a au cœur de l’œuvre de Chavannes une nostalgie qui ne menace ou n’empiète pas sur ce qu’il considère son rôle d’observateur neutre : « Je ne juge pas la politique, je la raconte ». Dans cette extraordinaire Manifestation devant l’église, qui est une évocation hallucinée du massacre de Saint-Jean de Bosco, les Macoutes mêlés aux militaires font face à une foule sur les banderoles desquels est inscrite l’exigence de liberté. Plus tard, dans le Palais où René Préval pose à côté de la première ministre Michèle Pierre-Louis, les véhicules onusiens grignotent sur la pelouse présidentielle. Il y a chez ce peintre de l’école capoise, une chronique cruelle de la conquête, de la lutte et de l’écrasement qui est exécutée avec la légèreté d’une chanson populaire, sans que le commentaire social n’épuise la puissance narrative.
Dans la pesanteur de ces années transitoires, Chavannes prend le temps de peindre le match pour la paix de 2004 avec l’équipe du Brésil : une pièce de bravoure qui exprime sans rien en dire les tensions d’une compétition à vocation essentiellement publicitaire ; ce tableau était en vente au Centre d’art et a été acquis pour 3000 dollars américains, ce qui enchante Etienne Chavannes qui exige davantage de détails sur les points rouges apposés contre les murs de l’institution. Depuis 2013, fatigué, le peintre a renoncé à la peinture. Mais ses œuvres ultimes, comme ce Deuxième carnaval décentralisé, exalte encore davantage la technique des laves de corps amassés. Comme si cet octogénaire avait d’abord voulu penser la métamorphose démographique de son pays et surtout celle de sa ville d’adoption, Port-au-Prince ; d’une île si peuplée qu’on ne peut plus penser son territoire que par les foules qui le parcourent.
Avant de partir, Etienne Chavannes insiste pour qu’on écrive qu’il est avant tout honnête. Il a bien aimé le vernissage du Centre d’art : « Vous savez, dans mon quartier, il n’y a pas plus de deux ou trois personnes qui savent qui je suis. Jusqu’ici je pouvais marcher tranquille. » Difficile à dire s’il aimerait que cela dure ou que cela cesse.
Etienne Chavannes, « Les racines sont profondes », exposition-vente au Centre d’art, jusqu’au 30 juin 2018. www.lecentredart.org
Arnaud Robert
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