L’histoire récente du pays est bourrée d’exemples
En 2008, après les affres des cyclones Fay, Gustave, Hanna et Ike entre août et septembre, l’ancien président René Préval avait déclaré l’état d’urgence. C’était une des premières opportunités qui s’offrait aux dirigeants haïtiens pour se servir des millions disponibles à travers les Fonds PetroCaribe.
Dans un premier temps, l’administration d’alors décaisse 197 millions de dollars américains alors qu’une loi est adoptée sur l’état d’urgence pour permettre au pays de faire face aux prochaines catastrophes.
Grâce à « l’état d’urgence », les procédures normales de passation des marchés publics ont pu être ignorées. La Cour supérieure des Comptes et du Contentieux administratif (CSCCA) n’était pas impliquée dans l’analyse des contrats que le gouvernement passait gré à gré avec des institutions, rapporte l’ancien sénateur Youri Latortue. Il a dirigé depuis 2017, la commission éthique et anticorruption du Sénat de la République.
19 mars dernier, le président Jovenel Moïse décrète l’État d’urgence « sanitaire » sur tout le territoire pour un mois après la confirmation de deux cas de contamination au Coronavirus en Haïti. Cette disposition est renouvelée pour un mois supplémentaire hier 19 avril. Selon des informations communiquées sur le budget, les autorités ont dépensé près de 1,2 million de dollars américains par jour entre 25 mars et 15 avril.
Une opacité totale entoure les mécanismes utilisés pour passer ces contrats. Ayibopost a tenté, sans succès, d’avoir la réaction du secrétaire d’État à la communication, Eddy Jacson Alexis sur ce dossier.
Aussi, en moins d’un mois l’administration Moïse-Jouthe a déjà engagé plus de 714 millions de gourdes et environ 19 millions de dollars américains pour acheter entre autres, des équipements hospitaliers et des kits alimentaires.
D’après le rapport 2019 de Transparency International sur l’indice de perception de la corruption dans le monde, Haïti se trouve en 11e place sur 180 pays dans le peloton des territoires les plus corrompus au monde. Vu cette culture de prévarication, l’économiste Enomy Germain dit souhaiter que les normes en matière de passation de marchés publics aient été respectées dans le cadre des dépenses en lien avec le Coronavirus.
Pour limiter le gaspillage, devenu monnaie courante en pareille situation, l’économiste enjoint les autorités à accorder les marchés régulièrement afin d’éviter la surfacturation et prouver l’opportunité des dépenses. Par-dessus tout, il faut pouvoir démontrer l’efficience et l’efficacité des sommes engagées.
Décaissement rapide
L’état d’urgence sanitaire s’impose dans le contexte de la pandémie mondiale du Covid-19, déclare l’avocat Jacquenet Oxilus. Il permet à l’État de « converger toutes les politiques publiques vers le secteur de la santé ».
Aussi, « des procédures célères (rapide) de déblocage des fonds » sont légalement prévus. D’après la loi, l’État doit faire les dépenses essentielles en passant « les contrats qu’il juge nécessaires selon les procédures célères prévues par la règlementation sur les marchés publics ». Les autorités peuvent également « désaffecte[r] des crédits budgétaires en vue de faire face à la situation ».
Les mécanismes en place qui doivent permettre à l’État d’aller plus vite et faire dans l’efficacité ne sont guère des licences pour exercer plus de corruptions. Il ne s’agit pas de « laisser des fonctionnaires piller les caisses de l’État ni de permettre à des membres du secteur privé de bénéficier de certains avantages non mérités », lance Jacquenet Oxilus.
L’autre précédent vient du tremblement de terre du 12 janvier qui a fait 300 000 morts. Quelques jours après le séisme dévastateur, le président René Préval décrète deux premiers états d’urgences de 15 jours chacun, respectivement les 16 et 31 janvier 2010.
Après avoir fait modifier la loi du 9 septembre 2008 par le Parlement le 15 avril 2010, le gouvernement prit un arrêté le 21 avril 2010 déclarant l’état d’urgence sur tout le territoire pour une période de 18 mois.
Plusieurs facteurs expliquent l’évaporation des milliards de dollars américains rendus disponibles après le séisme. Une bonne partie de ces fonds n’a d’ailleurs pas été gérée par l’État haïtien.
Cependant, les milliers de familles laissées sous des bâches et les tentes installées partout dans la région métropolitaine de Port-au-Prince, les tonnes de décombres qui obstruaient les rues de la capitale à la fin du mandat de Préval et l’échec du projet de reconstruction du quartier de Fort national indiquent que cette période « d’état d’urgence » n’a pas réellement servi les intérêts du peuple haïtien.
Sous la présidence de Michel Martelly, les procédures spéciales offertes par l’État d’urgence ont servi dans la captation indue des Fonds Petrocaribe.
Dans son premier rapport publié le 31 janvier 2019, la CSCCA relève un arrêté déclarant l’état d’urgence sur tout le territoire national. Il fut décrété pour une période d’un mois le 9 aout 2012. Un autre sera signé le 9 octobre 2015 pour les départements du sud, du sud-est, de la Grand’Anse, de l’ouest et des Nippes pour une période d’un mois.
Des poursuites sont possibles
Rien n’exclut des poursuites légales contre ceux qui ont saisi l’occasion de l’État d’urgence pour dilapider les fonds de l’État.
Dans ces circonstances, les instances de contrôle des dépenses de l’État devraient être toujours à l’œuvre, mentionne l’avocat Jacquenet Oxilus. Selon lui, en cas de gaspillage de fonds publics, le coupable doit « répondre de ses responsabilités devant les instances juridictionnelles compétentes ».
Jacquenet Oxilus cite l’Inspection générale des Finances qui est appelée à réaliser le contrôle interne au niveau même du ministère de l’Économie et des Finances. Ensuite viennent les comptables délégués auprès des Ministères et des services de l’État. En troisième lieu vient la CSCCA, avec ses fameux arrêts de débet et de quitus.
Cependant, les mécanismes de contrôle ne fonctionnent pas effectivement en Haïti. Malgré les scandales de corruption à répétition, aucun procès ne vient fixer les responsabilités. Le plus récent en date concerne les Fonds Petrocaribe. Après des années d’enquête, la CSCCA n’a toujours pas rendu public un rapport complet sur la question.
Samuel Céliné
Photo couverture: Andres Martinez Casares, Reuters
Comments