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Èske fòk yo leve ministè Lakilti nan lapriyè?

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Une idée au départ totalement absurde quand on sait que les institutions publiques ne fonctionnent pas à coups de prière. Mais vu que les normes et lois régissant l’administration publique ne sont pas efficaces à faire tourner le ministère de la Culture, cette question gagne en légitimité. Ce, encore plus en Haïti, où le président de la République réclame des matinées de prière pour la résolution des crises de toutes sortes qui font lois dans la presqu’île. En témoigne l’épisode In Haiti en janvier dernier.

En vrai, « Jan bagay la ye la, se pou n leve ministè Kilti nan lapriyè ? » est cette pancarte qui a tourné à Delmas et à Port-au-Prince le 27 mars écoulé. L’affiche faisait référence à la situation dans laquelle fonctionne actuellement le ministère de la Culture. Depuis plusieurs mois, ce ministère a été délogé du local au Champ de mars qui abritait dans le temps le quartier général des Forces armées d’Haïti (FAD’H). La résurrection des FAD’H, après plus de 20 ans, a pratiquement donné le dernier coup de massue à cette institution, elle-même moribonde depuis plus d’un an.

Ce sont les étudiants de ACTE, école de théâtre créée par la comédienne Gaëlle Bien-aimé, qui sillonnaient les rues en cette matinée de Journée mondiale du théâtre. Une célébration passée quasi inaperçue dans un pays où l’on répète, à l’hébétude, « c’est sa culture qui la sauvera ». « Dwa dotè pwen ba ! », « Tout lajan pou pèdiyèm, tout atis al anba », « Lame mete ministè Lakilti deyò nan katye jeneral li. Lol » sont les autres injonctions que l’on pouvait lire également ce matin-là sur les affiches qui montraient et cachaient de temps en temps des visages fermés.

Les apprentis comédiens avaient commencé à défiler à la file indienne, silencieux, mine résolue. Les femmes portaient du blanc, pour les hommes, leurs t-shirts seuls l’étaient. Ils avaient tous au bras gauche, un brassard mauve. Immobilisés à quelques mètres plus loin de l’école ACTE, rue Charbonnière, Delmas 33, ils s’étaient alignés des deux côtés de la rue, face à face, faisant deux raies aux voitures qui empruntent cette rue. Ce n’est qu’à ce moment qu’ils ont commencé à lancer à plein poumons leurs harangues. On les entendait dire pêlemêle « fout », « chen », « mizè ». On mettait un peu de temps à mémoriser leurs slogans. On imaginait le mal que se donne le badaud ou le chauffeur qui devaient se demander : qui étaient-ils ? que voulaient-ils ?

Leur attroupement était un mélange des genres. Les vêtements blancs qu’ils portaient faisaient penser à une manifestation religieuse. Chez nous, quand on voit plusieurs personnes vêtues de blanc, ça à avoir soit à un service de sainte scène évangélique, une procession catholique ou vodoue. Mais ceux-là avaient rarement des pancartes avec des slogans clamant :« Eske fò k yo leve ministè lakilti nan lapriyè ? » ou « Dwadotè pwen ba ! »

Ce banal matin de mercredi de mars 2018, avant d’arpenter la rue où se trouve le palais municipal de Delmas, la directrice, ses collègues et les étudiants étaient très affairés dans la salle de cours. Un grand espace rectangulaire avec un grand miroir de danse occupant la majeure partie d’un des murs. Les comédiens riaient entre eux, l’ambiance était à la bonne humeur. Pourtant, au moment où chacun a choisi la pancarte qu’il allait brandir, Gaëlle lui a demandé s’il était prêt à assumer ce qui y était inscrit. Il acquiesçait et devenait tout à coup plus silencieux. Gaëlle a donné les dernières consignes et la petite équipe a franchi la barrière de l’école pour prendre la rue.

Un chauffeur intrigué a ralenti et jeté un regard aux jeunes et à leurs pancartes, brandies au-dessus de leurs têtes. Les voitures et les motos roulaient maintenant plus lentement et ralentissaient à leur hauteur. Une dame assise derrière un chauffeur sur une moto a été attirée par leurs vociférations. Téléphone à l’oreille, elle en a oublié sa conversation, distraite, et a jeté des coups d’œil successifs des deux côtés de la route avant de lâcher, circonspecte, un « tèt chaje ! », comme exprimée pour ce qui arrive au ministère de la Culture.

Cette petite troupe, détonnante, d’une dizaine de personnes, a choisi la Culture, le théâtre, la comédie comme métier ; ce, quand bien même des comédiens d’un autre calibre, dans un autre secteur, leur font une concurrence rude et déloyale. Dans un pays ou l’armée botte la Culture, où la vie dans la bouche de tous est dure, chère, ou « raide », porter le projet de création d’une école de théâtre a de quoi enchanter et intriguer. Ne faudrait-il pas réellement « leve ministè Kilti nan lapriyè ?»

Yves Mozart Réméus  et Péguy Flore Pierre

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