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Entretien exclusif avec l’ambassadeur d’Espagne sur le visa de transit exigé aux Haïtiens

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À la fin du mois d’août, un nouveau consul espagnol a été nommé à l’ambassade d’Espagne en Haïti. Sergio Cuesta avait déjà travaillé dans le pays, au sein de l’ambassade, en tant que premier secrétaire. Le contexte est différent maintenant. Il arrive dans un pays dont on a assassiné le président — qu’il connaissait personnellement — il y a deux mois, et qui vient de connaître un tremblement de terre qui a fait des ravages.

Plus récemment encore, une décision qui a fait moins de bruit, mais qui est importante aussi a été prise par l’Espagne : désormais les Haïtiens qui veulent transiter par l’Espagne doivent obtenir un visa de transit. L’axe Madrid-Ankara ou Istanbul est l’une des routes les plus empruntées par les Haïtiens qui se rendent dans l’ancien Empire ottoman. Cette décision affecte des dizaines de citoyens qui comptaient voyager au cours du mois de septembre, pour se rendre en Turquie.

Ayibopost s’est entretenu avec l’ambassadeur Sergio Cuesta sur cette question et sur d’autres sujets, notamment la coopération espagnole en Haïti, et la place de la société civile dans l’avenir du pays.

L’entrevue a été éditée et condensée pour une meilleure compréhension.

Ayibopost : Récemment, l’Espagne a pris la décision d’exiger un visa de transit aux Haïtiens qui veulent passer sur son territoire pour se rendre ailleurs. Pourquoi une telle décision, et pourquoi la prendre maintenant?

Sergio Cuesta : D’abord je dois dire qu’il y a certaines informations qui ne sont pas toujours justes ou précises qui circulent. Ce n’est pas moi qui ai pris la décision. Elle est entrée en vigueur le 1er septembre. Mon premier jour de travail à l’ambassade a été le 26 août, et tout était déjà mis en place.

Ce n’est donc pas une décision de l’ambassade, mais une décision souveraine, prise par le ministère de l’intérieur espagnol, pour contrôler des flux [migratoires] qui ne sont pas toujours légaux. On s’est aperçu qu’il y avait beaucoup d’Haïtiens qui partaient en théorie pour la Turquie. Mais ils n’allaient pas toujours là-bas avec un contrat de travail.

Lire aussi: Des Haïtiens pensent trouver en Turquie un eldorado. La réalité est bien différente.

D’après ce que j’ai lu dans la presse, des réseaux mafieux attirent les Haïtiens vers la Turquie, et après les abandonnent quand ils arrivent à Ankara ou Istanbul. Ils connaissent alors une situation difficile. J’ai des témoignages de gens qui vivent là — bas qui expliquent que les migrants [haïtiens] ne trouvent pas toujours ce qu’on leur avait promis alors qu’ils quittaient Port-au-Prince.

Par ailleurs, ils posent parfois un risque migratoire élevé. On a constaté que trois fois plus d’Haïtiens demandaient l’asile en Espagne, pour des raisons économiques. Ces demandes d’asile, pour beaucoup, ne sont pas recevables. On peut être pour ou contre, d’un point de vue idéologique, mais le fait est que dans le droit international, il n’existe pas d’asile économique. Il leur sera donc refusé et ce n’est une bonne chose pour personne ni pour nous ni pour les familles ou personnes concernées.

D’un autre côté, la décision [du visa de transit] n’est pas non plus figée dans la pierre. Si les choses évoluent, on peut à moyen terme envisager de la changer voire de l’annuler. La France demande ce visa de transit depuis des années. Nous aussi on le demandait à une vingtaine de pays.

Ce n’est donc pas une décision de l’ambassade, mais une décision souveraine, prise par le ministère de l’intérieur espagnol, pour contrôler des flux [migratoires] qui ne sont pas toujours légaux.

On accorde beaucoup de visas Schengen, mais on essaie de lutter contre les réseaux mafieux. Et ce visa de transit permet d’évaluer chaque dossier et de voir si le motif du voyage est sérieux. Des Haïtiens sont allés par exemple étudier en Bulgarie, on leur a accordé le visa pour passer par l’Espagne.

Cela signifie-t-il que tout Haïtien qui va en Turquie a un risque de se voir refuser le visa de transit?

Non pas du tout. Récemment par exemple on a accordé un visa de transit à une femme qui avait une carte de résidence en Turquie. Elle pouvait donc prouver qu’elle vit là-bas. Si une personne veut y aller, on va évaluer les moyens dont elle dispose, pour voir si elle peut vraiment émigrer, car cela demande un minimum de moyen économique. On regarde les dossiers avec attention. S’il faut dire oui, on le dit, cela dépend des cas.

Mais il y a des personnes qui se plaignent de la décision parce qu’elle ne leur a pas donné le temps de faire la demande de visa. Leur voyage était déjà planifié pour début septembre. Peuvent-elles espérer une considération?

En effet, j’ai vu certaines plaintes dans ce sens-là. Mais tout ce que je peux dire à ces personnes c’est qu’on est vraiment désolés si notre communication n’a pas été assez efficace. Depuis que je suis là, j’essaie de faire de mon mieux pour que ce soit dit clairement partout, sur notre site ou sur les réseaux sociaux, ou encore dans les affiches à l’entrée de l’ambassade. Un nouveau consul vient d’arriver et l’ambassadeur avant moi était sur le départ, peut-être aurait-on pu mieux communiquer. Mais nous à l’ambassade nous sommes forcés d’appliquer la décision ; ce n’est pas dans mon pouvoir.

On sait comment la Turquie et l’Union européenne entretiennent des relations en dents de scie, et la question migratoire y est pour beaucoup. Or les Haïtiens qui passent par l’Espagne veulent justement se rendre en Turquie. Est-ce que cette exigence du visa de transit n’est pas liée à des considérations géopolitiques?

Je ne crois pas qu’il y ait un lien. L’Espagne a de bonnes relations tant avec la Turquie qu’avec Haïti. Il s’agit de mieux contrôler le processus, surtout qu’il y a des réseaux mafieux qui font la traite de personnes. Et pour ce contrôle, une façon de faire c’est de créer ce visa de transit.

Je sais aussi qu’il y a eu des plaintes au sujet du temps de traitement. Mais on est confrontés à beaucoup de travail, à cause du changement de personnel. Et puis normalement on reçoit entre 50 et 60 demandes de visas pour l’Espagne, par mois. Cela fait environ 600 par an, pas plus. Maintenant, depuis l’entrée en vigueur de la décision, on en reçoit près de deux fois plus. Les délais sont donc plus longs.

Sur la question de la crise migratoire, en général, est-ce que des pays comme l’Espagne, ancienne puissance colonisatrice, et les actuelles puissances mondialisatrices, n’ont pas créé les conditions qui expliquent pourquoi des gens sont obligés de quitter leur pays pour se réfugier chez eux, à cause de mauvaises conditions de vie?

Je ne peux pas répondre à cette question en tant qu’ambassadeur, mais à titre personnel. Il y a un secrétaire d’État des migrations, qui est le représentant espagnol qui pourrait mieux expliquer quelle est notre politique à cet égard.

Mais je pense que ce serait faux de nier qu’il y a eu un processus colonial qui a contribué à renforcer pendant longtemps des inégalités qui existaient déjà. Il y a donc une responsabilité du passé colonial, qui explique que ces disparités continuent. Ce n’est pas pendant les vingt dernières années, mais pendant le XVIII ou XIXe siècle, de grandes inégalités de base ont été créées, c’est évident.

Mais l’histoire de l’humanité est l’histoire de la migration. C’est ainsi que les populations sont arrivées en Europe depuis l’Afrique. Maintenant la question est de savoir comment adresser ce problème de manière constructive. Ouvrir les portes à tout le monde, qui pourrait paraître a priori très juste, n’est pas une solution réelle. Cela créerait des tensions insupportables. Il faut une solution à long terme. Il faut une co-responsabilisation des pays du Nord et du Sud pour un monde plus juste.

Après le séisme du 14 août, l’Espagne a apporté son aide. Mais la période d’urgence est terminée maintenant. Y a-t-il encore des projets en cours dans le Sud?

Plein de choses. L’aide d’urgence était de 30 tonnes de matériaux divers et trois ou quatre stations de traitement d’eau pour fournir de l’eau potable à plus de 10 000 personnes par jour. Maintenant on va commencer la phase de la reconstruction.

On est en train de voir comment allouer des fonds supplémentaires avant le mois de décembre à cette reconstruction (écoles, agriculture, etc.). C’est le bureau technique de coopération qui s’en charge. On fait du lobbying à Madrid pour obtenir cet argent. Je rappelle que pour la question de l’eau et de l’assainissement, il y a encore 20 millions de dollars qui sont en train d’être utilisés pour construire des services d’eau et d’assainissement en Haïti. En tout, il s’agit de 180 millions de dollars, depuis 2011-2012, et on poursuit avec ces 20 millions qui restent. On travaille aussi dans l’éducation, l’agriculture. On espère pouvoir donner des réponses bientôt.

Il y a donc une responsabilité du passé colonial, qui explique que ces disparités continuent.

L’Espagne travaille beaucoup dans la question de l’eau, et vous collaborez étroitement avec la Direction nationale de l’eau potable et de l’assainissement. Récemment des soupçons de corruption ont fait surface au sein de cette institution. Êtes-vous satisfaits de votre relation avec la Dinepa?

On a de bons rapports avec la Dinepa. Quand je me suis rendu dans le sud, le directeur général de la Dinepa était là, avec des équipes venues d’Espagne qui s’occupaient de tout mettre en marche et de former des gens locaux pour que les équipes continuent à travailler après leur départ. L’Espagne est le plus grand bailleur pour les activités de la Dinepa. Je ne connais pas dans les détails les accusations. Comme je l’ai dit, je ne suis là que depuis quatre semaines. Évidemment, la lutte contre la corruption est importante pour l’Espagne, à l’intérieur de notre pays, et aussi ailleurs. On s’attend donc à une coopération loyale de la Dinepa et des autres acteurs, mais je ne suis pas au courant de ces accusations.

Avant l’assassinat du président, des organisations de la société civile et des partis politiques travaillaient à une «solution à la crise». Sans égard à ces discussions, le Core Group dont l’Espagne fait partie, a demandé à Ariel Henry de former un gouvernement. Est-ce que les organisations de la SC n’ont pas le droit de se sentir mises à l’écart? Est-il plus facile de travailler avec les politiciens?

On essaie de travailler avec tout le monde. Dans certains cas, cela ne sert pas à grand-chose de parler à la société civile, dans le cas des accords bilatéraux par exemple. Mais ici on parle aussi avec la société civile, et d’après ce que j’ai entendu le Core group l’a fait ici.

Finalement, c’est votre pays, et ce sont les Haïtiens qui prennent les décisions. Ce que fait le Core group de temps à autre, c’est vrai, c’est donner son opinion, des observations, de bonne foi dans la plupart des cas, pour ne pas dire dans tous les cas qui me concernent, car je rappelle que je suis là depuis quatre semaines.

Mais ce sont les accords signés par le Premier ministre qui ont permis d’aller de l’avant cela n’est pas une décision forcée par le Core Group. Du point de vue de l’Espagne, on n’est pas là pour guider. Toute autre chose est plus une impression que la vérité.

Pourquoi a-t-on l’impression alors que les membres de ce regroupement refusent de prêter attention aux solutions que peut proposer la société civile, et préfèrent tendre les bras à des hommes politiques qui sont en grande partie responsables de la situation générale du pays?

C’est une erreur de placer le Core group comme un tribunal qui doit trancher dans des discussions à l’interne. Le Core group ne doit pas l’être. Les acteurs politiques et la société civile peuvent se mettre d’accord, et le Core group n’aurait rien à dire. Sauf peut-être sur la question des élections, car les membres du Core group contribuent à les financer.

La société civile devrait travailler avec le gouvernement, et s’organiser pour des élections par exemple. Elle pourrait ainsi créer, si elle n’est pas d’accord avec les partis politiques, de nouveaux partis, coalitions ou plateforme civique pour rallier les gens mécontents à l’endroit des partis classiques. Au final c’est à ces organisations de trancher dans la vie nationale, et d’offrir des alternatives.

Quid de la lettre de créance?

Comme il y a eu l’assassinat du président, j’attends toujours que le ministère des Affaires étrangères haïtiennes décide comment les nouveaux ambassadeurs doivent présenter leur lettre de créance. De manière temporaire, on présentera une autre lettre appelée « cartas patentes ». À ce moment, on pourra avoir des entretiens [officiels] avec le gouvernement. Je vais me présenter au conseil des ministres et au ministère des Affaires étrangères, en attendant de présenter ma lettre de créance à un président, une fois qu’il y a eu des élections.

En février 2022, l’ambassade aura 70 ans, c’est un bon moment pour faire un bilan et voir comment on peut améliorer les relations. On se réunit avec l’UEH par exemple pour renforcer les départements d’espagnol et augmenter si possible le nombre de bourses pour aller en Espagne. J’ai beaucoup de projets pour les trois prochains ans.

Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

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