L’amour de Joe Jean Charles (acteur local de la Culture engagé dans la transmission auprès du jeune public haïtien) pour les mots des autres n’est pas une révélation. Mais la grâce et la pertinence de sa plume, trempée dans l’encre de la résistance au quotidien, en sont une. Aperçu de son premier recueil de poésie publié en France, et sous peu disponible au pays.
« Dites-lui !
Que ma poésie
N’ait plus de visage
Son corps est meurtri d’encre
De mes doigts
Je l’allonge
Tel un étourdi
Qui cherche vie
Au milieu des carrefours
Dites-lui !
Que ma résignation
Se fait chier
Au rayon X de ma révolte
Dites-lui !
Que c’est à nous de braver
La menace des tigres
Que nul ne pourra tenir nos souffles prisonniers
Car nos cœurs sont là, au creux de ce tambour
Qui réveille la turbulence
Des hautes mers »
L’Afrique, la terre ancestrale, « l’Afrique sur le tard », dernière lumière lointaine (fantasmée?) vers laquelle se tourner, entendra-t-elle les nouvelles sombres venues de l’île caribéenne, les « cris en pétition d’étoiles » des déracinés oubliés ? Les tempêtes vernaculaires de chaque nouvelle aube épuisent les habitants de l’île qui n’ont pu ou voulu se risquer à l’exil, bourgeons de la veille piétinés par les nuits sauvages trop longues, résistants du quotidien lacérés à présent sans retenue. Silence diplomate.
Les tigres sont nombreux, portent masques multiples.
Seigneurs d’une guerre civile de basse intensité, indifférents aux petits corps recroquevillés dans les gymnases, ceux-là même qu’ils viennent de rendre orphelins par rafales enragées et aveugles. Qui arme les prédateurs territoriaux aux regards de camés ? Les mêmes qui depuis les palais de la capitale déplorent les crimes impunis et les routes rançonnées tenues par leurs zombis échappés ?
« Les étoiles vides
Ont creusé mes yeux
Pour m’offrir le temps sombre
Effaçant la beauté de mes regards »
Grandes puissances carnassières qui jouent double jeu, communiqués vagues sous pattes aux griffes rentrées, prêts à l’envoi, comme autant de messages de condoléances pré-enregistrés. Ni affect, ni sincérité. Ni désir de changer les règles d’une longue partie qu’ils sont certains de remporter.
« Temps de pluie
Tant de cris
Rien n’est beau
Tout est gris »
Leurs autochtones à elles, maintenus à dessein dans l’inculture, l’ignorance de l’Histoire, bouchent oreilles et baissent paupières à la simple évocation de la nation briseuse de chaînes, réflexe spontané, instinctif qui révèle tout de même une conscience des sujets à éviter. Supporter le reflet renvoyé par l’intraitable miroir caribéen serait intolérable et risqué (y préférer une image « progressiste » baignée à la va-vite dans la sauce sociologique étoilée, qu’ils ont appris à aimer, acquise à peu de frais et sans grands risques, combats lilliputiens d’enfants gâtés se rêvant révolutionnaires).
« Cinquante prières et mille gouttes de cris
J’en ai plein le ciel »
Des tourments nationaux et révoltes couvantes dont il est inutile de refaire liste, connue de tous, il aurait été facile de tirer un long lamento dépressif. Mais, malgré les doutes récurrents, les abattements soudains, le jeune poète originaire de Delmas (chargé de communication de la bibliothèque du Centre Pyepoudre, animateur de son centre de lecture et bénévole auprès d’associations comme Bouquets d’Espoir) préfère donner vie à une composition marquée surtout par la pudeur, l’onirisme, l’échappée poétique.
Les racines sont certes plongées dans le terreau de la douleur (intime et polique) et du manque.
« Envulvé d’inertie
Mes cymbales phonétiques
Restent encore coincées
Entre les dents des tigres »
Mais, les mots en alliés pour qui veut maintenir tête droite hors de l’eau et esprit en équilibre malgré le massacre continu des espérances.
« Rides à l’horizon
Les mots restent mon véritable refuge »
‘Entre sanglots et larmes’ est en définitive un regard sensible sur l’inconstante nation mais surtout une déclaration d’amour (un remède partagé ici avec le plus grand nombre ?) aux mots, à leur force active et leur pouvoir cicatrisant, à la création, onguent dynamique aux vertus millénaires, ressource insulaire permanente.
« Avec des chars de verbes
Ce matin,
Je pars en guerre
Pour défier l’effronterie du silence
Armé d’un bonjour puissant
J’ordonne aux pelotons de mots
De m’allumer le sourire »
De sa mère partie sans prévenir au pays sans chapeau, il est beaucoup question, Joe Jean Charles dressant sa plume quand se rapprochent trop le vide et la douleur tripale. Les retourner, ceux-là, en armes inventives pour faire vivre, perpétuer, la mémoire d’Yclide Pierre.
« Vivant à l’intérieur de ta mort subite
Avec des chansons indestructibles
Je roule mes songes cadavériques
Aux cimes des regards explosifs »
Et la nature, regard presque enfantin (flamme entretenue, indispensable) qui sait toujours se poser sur elle. Les ombres dévorent, il faut savoir malgré tout et surtout admirer encore le beau.
« Quand son souffle léger
Flotte
Par-dessus mon visage,
Le ciel retrouve son azur
Les oiseaux en dentelle
Rehaussent ma victoire
De mon tendre regard
Je découpe sa verdure
Je salive l’espérance
Dans une prise de vertige
Dans le débordement de ses vagues,
Mon corps craque
Au pied du soleil »
Vivifiant et surprenant premier recueil que celui-ci, à la fois regard lucide porté sur une réalité intolérable et voyage introspectif qui révèle quoi, sinon la sourde lutte contre soi-même pour ne pas perdre pied. Pour ne pas lâcher le ténu fil qui montre le chemin de demain. Lumineux et prometteur.
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