Tout au long de l’année 2019, la production des denrées agricoles, déjà faible, a rencontré deux obstacles principaux : l’augmentation des prix et la distribution géographique irrégulière. Par contre, la filière de la mangue surprend
L’année 2019 a été particulièrement jalonnée de troubles sociopolitiques. Ces tensions, accompagnées parfois d’une paralysie totale des activités, ont entraîné des conséquences néfastes sur certains secteurs de la vie nationale. L’agriculture ne fut pas épargnée et la population en a ressenti les effets.
En 2018, le secteur agricole représentait 20 % du Produit intérieur brut (PIB). L’agriculture représente, vu son poids dans le PIB, un important secteur dans l’économie du pays. Les difficultés de financement et surtout la problématique du statut des agriculteurs ont continué à entraver l’essor du secteur 2019.
Hausse des prix des denrées
Le blocage des routes pendant les périodes de crises aiguës a rendu difficile sinon impossible la distribution des produits alimentaires d’un point à un autre. Ainsi, les vivres produits dans la Grand’Anse (bananes, d’ignames, etc.) n’arrivaient pas à trouver leurs marchés définitifs. « Port-au-Prince demeure le plus grand marché avec près de 50 % de consommation des biens agricoles produits », dit l’économiste Etzer Émile.
La filière des produits maraîchers a connu d’énormes pertes selon Eunide Amilcar cultivatrice et magistrat de Kenskoff. Ces produits périssables doivent être écoulés durant deux ou trois jours après le moissonnage. « Sans un système de stockage, les cultivateurs n’arrivent pas à mitiger les risques », relate-t-elle.
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Cette situation, selon Etzer Emile, s’accompagne généralement d’une hausse des prix du bien. L’économiste dit constater que la crise a décapitalisé une bonne partie des agriculteurs dont la survie dépend exclusivement de l’écoulement d’une fraction de leurs produits sur le marché.
L’augmentation des prix varie aussi en fonction de l’offre et de la demande. Cette équation permet de voir la relation entre les prix à deux niveaux. Par exemple, au niveau de la Grand’Anse dit l’agronome Réginald Vigile, il y a eu une certaine diminution du prix des produits ; la rareté de ces mêmes produits dans certaines régions comme à Port-au-Prince favorise la hausse des prix.
À propos de la filière rizicole
Le Nord, la Grand’Anse, l’Artibonite et le Sud sont les grandes zones de productions du pays. Selon les chiffres fournis par Erick Balthazar, président de la Chambre d’Agriculture et des professions d’Haïti (CHAGHA), la plaine de l’Artibonite produit actuellement entre 80 à 120 000 tonnes de riz. En mécanisant l’agriculture, les 60 000 hectares de terre cultivable de cette région pourraient produire en moyenne 360 000 tonnes de riz.
Durant l’année, l’insécurité a impacté négativement les rizières. « Dans l’Artibonite, des bandits rançonnent les producteurs de riz alors que les marges de bénéfices ne sont pas si élevées que cela », fait remarquer l’agronome Reginald Vigile, qui pense que le riz fait partie des denrées les plus touchées durant l’année.
Nirva Jolicoeur qui travaille dans la filière rizicole avoue que Pont-Sondé est l’une des localités les plus touchées par cette pratique. Elle a aussi souligné les difficultés pour distribuer le riz après les jours de turbulences sociopolitiques.
Diminution de la production
Pour la campagne du printemps 2019 (mars-août), le Conseil national de la sécurité alimentaire (CNSA) estime que la production agricole a contribué de moitié à nourrir la population, à la différence de l’année 2018. Les récoltes espérées pour cette campagne 2019 devraient être selon les spécialistes en dessous de la moyenne.
Les données de l’Institut haïtien de statistique et d’informatique (IHSI) prouvent que pour la branche agricole, l’Indice global de l’indicateur d’activité conjoncturel (ICAE) a connu un affaissement. Pour la période d’avril à juin, le rythme annuel a chuté de 1,5 % par rapport au troisième trimestre de l’exercice passé soit 1, 8 %.
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« Cet accroissement négatif s’explique pour l’essentiel par la persistance de la sécheresse au cours de la campagne de printemps qui représente la principale campagne agricole du pays », lit-on dans le rapport de l’IHSI. L’ICAE est un indicateur qui permet d’observer la tendance de l’économie pendant une période donnée.
Par ailleurs, selon le producteur Amonel Pierre, la filière de la mangue en Haïti n’enregistre pas de grand déficit ni dans la production ni dans la distribution pour 2019. « Les troubles politiques des mois de février et d’octobre n’ont pas aggravé le processus de la distribution », confie-t-il. À Gros-Morne, on récolte les mangues entre mai et septembre.
L’agriculture pluviale et ses conséquences
Peu de canaux d’irrigation ont été construits dans le pays. La Caravane du changement qui avait aussi comme tâche d’irriguer les terres agricoles n’a pas apporté de réponses significatives à ce problème. Ainsi, la commune de Kenscoff, connue pour ses abondants produits maraîchers, n’est pas irriguée. L’agronome Jacques Thomas, chargé de coordonner les activités de cette caravane, n’a pas répondu à l’appel d’Ayibopost pour une demande d’interview.
Les plantations de laitues et de tomates remarquées sur les hauteurs de Kenscoff dépendent exclusivement de la pluie. Des canaux d’irrigation ont été construits par les agriculteurs eux-mêmes pour diriger l’eau de pluie vers leurs plantations. Eunide Amilcar, cultivatrice et magistrat de cette commune, raconte que la période de sécheresse a grandement affecté le rendement annuel.
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Une multitude de facteurs expliquent la décadence agricole dans le pays. «L’agriculture pluviale pratiquée en Haïti figure parmi ces raisons », avoue le président de la Chambre d’agriculture et des professions d’Haïti.
Pour sa part, l’agronome Réginald Vigile qui travaille dans une organisation non gouvernementale (ONG) explique que les déficits pluviométriques enregistrés dans de nombreux départements du pays ont affecté la production des cultures céréalières et des haricots. Certaines zones, poursuit-il, comme le Nord-Est et le Plateau-Central subissent les effets de la sécheresse qui compromet l’élevage et presque toutes les activités agricoles.
La rareté de pluie a provoqué une grande sécheresse sur tout le pays. Le phénomène El Niño, un dérèglement climatique anormal, a accentué la sécheresse de 2018 qui s’est prolongée jusqu’au premier semestre de 2019. « Cela a engendré une baisse de la production agricole d’environ 12 % par rapport à l’année dernière », reprend Etzer Émile en se basant sur les chiffres de la CNSA.
Dysfonctionnement du marché d’intrants
En plus du manque de pluie, les producteurs de cultures maraîchères en particulier ont eu des difficultés à s’approvisionner en intrants. Les semences ne sont pas forcément produites par les cultivateurs.
Au début de la campagne du printemps 2019, l’État haïtien, via le ministère de l’Agriculture, des Ressources naturelles et du Développement rural (MARNDR), avait proposé d’investir environ 864 millions de gourdes dans le secteur agricole. Cet argent devait appuyer les agriculteurs dans la production de certaines cultures comme le maïs, le riz, le haricot. Des intrants agricoles devaient aussi être distribués suivant les modalités du Ministère. Jusqu’à présent, les efforts des autorités se révèlent insuffisants.
Les producteurs de cultures maraîchères en particulier ont eu des difficultés à s’approvisionner en intrants.
Le manque d’intrants a aussi fragilisé le secteur agricole pendant l’année. « Les manifestations populaires à répétition ont entraîné le dysfonctionnement du marché des intrants (semences, engrais, pesticides) », fait remarquer Erick Balthazar. Du coup, des ménages recourent à des stratégies d’adaptation négatives afin de se procurer de la nourriture selon la CNSA.
Par exemple, acculés par la famine, les agriculteurs consomment des stocks de semence qui devaient être gardés pour la campagne agricole d’été, fait savoir Érick Balthazar. « D’autres recourent à l’achat de nourriture à crédit pour se nourrir », constate-t-il.
Le problème du statut
L’agriculteur n’est pas reconnu comme un professionnel en Haïti. C’est-à-dire, explique l’agronome Réginald Vigile, le cultivateur n’est pas quelqu’un qui a un statut de travailleur, même s’il possède son exploitation agricole. Du coup, l’agriculteur peut passer 90 ans à travailler sans avoir droit à une pension.
Pour sa part, le président de la chambre de l’agriculture et des professions d’Haïti croit que le secteur a un grave problème d’identification. « Les agriculteurs ne sont pas identifiés à travers le pays », dit-il. Par exemple, l’agriculteur ne peut pas déclarer ses pertes après avoir perdu ses récoltes lors des intempéries.
De nombreuses barrières se dressent contre la progression de l’agriculteur. «Sans statut, il est difficile pour d’autres instances de subvenir au besoin de l’agriculteur à travers des crédits, remarque l’agronome Réginald Vigile. C’est pourquoi lorsque des banques octroient des crédits aux agriculteurs, ils le font à des taux usuraires. »
Pour répondre à ce problème, le Système de financement et d’assurance agricole en Haïti (SYFAAH) avait fait des efforts pour assurer les récoltes des agriculteurs. Ce mécanisme œuvrait dans le crédit agricole, dans l’assurance-récolte et dans l’accompagnement technique. Joint par téléphone, l’ancienne secrétaire de bureau de cette entité dit que la SYFAAH a fermé ses portes depuis mars 2019 laissant ainsi des centaines de cultivateurs sans accompagnement. Le SYFAAH a été financé par le Canada.
Un secteur prometteur
L’agriculture est le secteur ayant le plus contribué à l’emploi en Haïti. Selon les données de la banque mondiale, le secteur agricole représente 50 % des emplois dans tout le pays.
Ces emplois, pratiqués sous forme d’« escouade » dans la plupart des régions, permettent à l’agriculture paysanne de subsister. « Des paysans formant l’escouade se mettent collectivement pour travailler la portion de terre d’un autre cultivateur pendant une période donnée » témoigne Marie Jocelyn, cultivatrice dans la région sud du pays.
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Cependant, ce type d’agriculture ne peut nourrir les 11 millions d’habitants du pays. « L’agriculteur haïtien ne produit pas pour le marché. Sa production vise essentiellement à nourrir sa famille puis l’excédent de la récolte est transféré au marché », explique Erick Balthazar, président de la Chambre d’Agriculture et des professions d’Haïti (CHAGHA).
Selon l’enquête FinScope, parue en avril 2019, 36 % des adultes vivent dans des ménages impliqués dans l’agriculture. « Environ 20 % de ces ménages pratiquent l’agriculture de subsistance et 80 % consomment et vendent à la fois leurs produits », révèle le rapport qui a aussi listé les contraintes qui compromettent l’essor agricole en Haïti.
Un secteur sous financé
Le capital d’investissement fait défaut dans le secteur agricole. « À cause d’un manque criant de fonds d’investissement, les coopératives agricoles qui existent à travers les départements géographiques ne fonctionnent plus durant l’année », remarque l’agronome Réginald Vigile. Fort de ce constat, le président de la République, Jovenel Moïse, a tardivement lancé durant l’année (jeudi 28 novembre) le programme de financement de ces coopératives à hauteur de 238 millions de gourdes.
Quoique faible, limité et mal organisé, l’État s’efforçait d’offrir certains intrants sous forme de subventions aux agriculteurs. Mais, le principal bras financier du secteur agricole est le paysan. « Avec ses maigres moyens, il réussit à investir dans la campagne agricole pour assurer sa propre survie », fait savoir Balthazar.
De son côté, le ministre de l’Agriculture, Joubert C. Angrand, admet que ce secteur fait face à de graves besoins financiers. Lors de la cérémonie de lancement du financement des 49 coopératives agricoles, il a déclaré que « la base du secteur est le financement ». « Les agriculteurs, ajoute-t-il, ont besoin d’argent pour leurs activités agricoles. Il est difficile pour eux d’en trouver, car les banques n’accordent pas de crédit aux paysans. »
Encore des barrières pour le financement
L’accès au financement est le plus grand problème du secteur. Pour acheter des semences et payer la main d’œuvre annuelle, l’agriculteur se trouve enclavé dans les contraintes financières.
Avec l’agriculture pluviale et peu mécanisée, l’agriculteur n’a pas la garantie totale de ce qu’il va mettre en terre. « Cette incertitude fragilise davantage l’accès au crédit dans les banques agricoles », dit l’agronome Vigile.
Le président de la chambre de l’agriculture opte pour l’organisation du secteur agricole avant tout processus de financement louable. « Le financement ne fera pas un miracle avec des terres non irriguées, de faibles niveaux de mécanisation puis l’absence de formations techniques pour les paysans », présume-t-il. Il croit que ces facteurs favorisent un rendement à l’hectare très faible.
Reginald Vigile qui a travaillé pendant une année au MARNDR, dit avoir vu des documents qui ont dressé l’orientation de la politique de financement pour le secteur. « Il faut les appliquer pour pallier les déficits présents dans l’agriculture », croit-il.
Le secteur est donc livré, en partie, à des ONG qui exécutent des projets de développement. Ils étaient en difficulté au lendemain du lock de février 2019, dit l’agronome Vigile. Leurs dépenses étaient limitées et leurs techniciens se déplaçaient peu.
Des perspectives
En agriculture, il faut faire des choix. L’on ne peut pas tout produire vaguement. « L’État devrait faire des choix rationnels pour savoir quel type de produit est prioritaire pour le pays », propose Balthazar. Ce, afin de d’introduire des incitatifs et des encadrements spécifiques pour encourager la production dans la filière définie.
« Haïti n’a pas encore atteint le niveau d’agriculture qui s’oriente vers le marché. Notre faible production agricole doit être protégée des flux de produits importés. Car l’agriculture ne se fait pas sans protection » conclut-il.
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