CULTURE

Échanges à Paris avec l’humoriste Haïtien Christolin Rodlin

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Notre collaborateur, Stéphane Saintil, a pu assister au spectacle En rodage de l’humoriste Christolin Rodlin au local du restaurant haïtien Riz Djondjon lors de son passage à Paris durant l’été. Il en a profité pour lui poser quelques questions

Si comme l’affirme Georges Wolinski, l’humour est le plus court chemin d’un homme à un autre, il arrive cependant qu’il y ait un décalage entre l’émission d’une proposition humoristique et sa réception par un public ou une tierce personne. Ce décalage donne parfois lieu à des épisodes de violence — comme on l’a vu récemment avec l’affaire Jada-Will Smith et Chris Rock — ou à des levées de boucliers, des protestations comme ce fut le cas lors du passage de l’humoriste Rachid Badouri en Haïti. Il n’empêche toutefois que notre besoin d’humour demeure un impératif vital. Par le rire, qui procède toujours d’une mise à distance, nous exprimons notre singularité par-delà la diversité du vivant. Rire est nécessairement et exclusivement humain.

En Haïti, grâce à l’essor des nouvelles technologies numériques, de plus en plus de jeunes se font connaître sur les réseaux sociaux en proposant des vidéos humoristiques. Parmi ces jeunes on peut citer, Cantave K., Aurélie The Drama, Nico Tijèn, Zuzu Girl, Maya Fairy, Jeff Oka. Sur la scène française, Haïti est représentée principalement par Christolin Rodlin. De passage à Paris durant l’été, j’ai pu assister à son spectacle En rodage au local du restaurant haïtien Riz Djondjon. J’en ai profité pour lui poser quelques questions.

Stéphane : Christolin Rodlin, vous êtes comédien de formation, vous avez étudié le théâtre à l’École Nationale des Arts en Haïti, mais vous endossez depuis quelque temps votre costume d’humoriste. À quel moment vous avez décidé de vous consacrer davantage au stand-up? Qu’est-ce qui vous a amené vers cette forme artistique?

Christolin : En été 2011, quand j’ai quitté ma petite ville natale (Limbé) pour me rendre à Port-au-Prince afin de passer le concours d’entrée à l’École Nationale des Arts (ENARTS) de Haïti (Port-au-Prince), je ne prévoyais pas, quelques années plus tard, devenir humoriste. D’ailleurs, après avoir obtenu mon diplôme, j’avais du mal à choisir entre l’écriture (poésie, slam), le théâtre (jeu, mise en scène) et l’activisme culturel vu que j’organisais à l’époque un festival de théâtre. J’avais aussi une passion pour la prestidigitation et comme tout étudiant finissant, je n’arrivais pas à me projeter dans l’avenir ; j’avais un perpétuel écho de ce que disaient mes parents : « l’art, ça ne paye pas les courses ». J’avais peur de leur donner raison par mes choix. Je crois que c’est en étant dubitatif, que j’ai fait la rencontre du one-man-show et plus tard du stand-up, sous le conseil d’un cousin (Mike), qui m’a fait visionner deux spectacles de l’humoriste Gad Elmaleh : « Papa est en haut » et « L’autre c’est moi » qu’il avait piratés sur YouTube. J’ai eu à ce moment comme un déclic, un coup de foudre même et je me suis dit voilà ce que je dois faire. Alors que je n’avais aucune idée de ce que c’était à l’époque, je ne pouvais même pas mettre un nom sur cette nouvelle forme d’expression que je venais de découvrir ; le plus important c’est que Gad Elmaleh était très drôle et qu’il me faisait rire.

Ma première performance comme humoriste remonte à juillet 2013 : j’avais joué le sketch « Le Pigeon » écrit par Jean Kelly Damis à l’occasion de fêter les 30 ans de l’ENARTS. Mais ce n’est qu’en automne 2014 et 2015, quand l’École Nationale de l’Humour du Canada, de concert avec le ministère de la Culture d’Haïti, venait à organiser un stage pratique sur l’humour et les procédés humoristiques que j’allais découvrir réellement le one-man-show et décider d’en faire mon métier. En juillet 2017, j’ai réussi l’audition d’entrée à l’École du one-man-show à Paris, ce fut pour moi l’occasion de me former et d’acquérir plus d’expérience en jouant plus régulièrement, mais surtout de me confronter à d’autres publics. Avant de quitter Haïti pour intégrer cette formation, le 18 septembre 2017 à Le Vilatte, j’ai joué mon premier spectacle de one-man-show : « Tais-toi Papa, Maman est là » en collaboration avec Jhonny Moussignac en écriture et Ronaldson Sylla comme chorégraphe, avec la production Solèy PaNou qui m’avait fait confiance à l’époque.

Plus de deux cent personnes ont fait le déplacement ce jour-là alors que je venais juste de me lancer. Mon père qui était présent pour cette occasion m’a finalement donné sa bénédiction pour poursuivre mes rêves de comédien. Ce fut un événement majeur pour moi, car nous avons réussi à créer quelque chose à partir de rien.

Stéphane : Comment s’opère la transition du comédien à l’humoriste? Ces deux expressions artistiques requièrent-elles des compétences spécifiques?

Christolin : Aucune. Il faut juste mettre sur du papier trois minutes de blague et aller les tester sur une scène ouverte. Il n’y a pas eu de changement à proprement dit, vu que je continue à faire les deux. Ces deux formes restent de l’ordre de l’acting. C’est de l’art vivant, du jeu d’acteur, du texte, de l’émotion et de la sensibilité. Donc pas de transition. Je ne veux surtout pas qu’on me catégorise uniquement comme humoriste ou comique. Je suis avant tout un comédien, c’est donc ça mon métier. Alors, depuis quelque temps, j’ai un penchant assumé pour le stand-up parce que cela m’offre la possibilité de jouer plus facilement. Cela ne demande pas les mêmes structures qu’une pièce de théâtre qui doit être écrite, créée, répétée. C’est toute une machinerie avant d’être sur scène et parfois c’est très long. Tandis qu’avec l’humour, tu peux écrire tes vannes le matin et les jouer le soir devant un public, voir les improviser directement sur scène. C’est plus facile à transporter aussi. Aujourd’hui, je joue sur beaucoup de scènes francophones : Paris, Bordeaux, Agen, Toulouse, Ouagadougou, Dakar, Guinée Conakry, Montréal. J’ai même joué pendant trois mois à Madrid dans un bar français. Avec une pièce de théâtre, c’est plus lourd à mettre en place. Faire du stand-up en Haïti, c’est peut-être plus compliqué, car il n’y a pas réellement cette pratique de comedy club. Le peu d’humoristes que je connaisse préfère bosser sur les spectacles directement. C’est probablement un déficit de spectateur qui occasionne cela. Il faudrait peut-être créer le marché et aller à la recherche des spectateurs consommateurs.

Stéphane : Quel.les sont les humoristes qui vous inspirent?

Christolin : C’est une question que je n’aime pas trop. Souvent quand on me demande de citer les humoristes qui m’ont inspiré, j’ai dû mal à en trouver. Peut-être que je ne suis pas assez modeste. C’est tellement variable. Cela change à tout moment. Les humoristes que j’adorais quand je débutais ne sont plus les mêmes aujourd’hui. Car j’en découvre d’autres et il y a des thématiques qui me parlent plus que d’autres. Pour écrire, je m’inspire de mon vécu, des petites choses du quotidien que j’observe comme beaucoup d’humoristes. En revanche, j’ai des humoristes que j’admire qui ne m’inspirent pas forcément comme Gad Elmaleh, Dave Chapelle, Louis C. K., Felag, Medhi Bousaidan…

Stéphane : Comment vous définiriez l’humour que vous faites?

Christolin : Un humour engagé (rire). Non en vrai je ne sais pas. Je ne le définis pas, je ne le mets pas dans une case. Je sais que je pratique le Stand-Up qui est une forme d’humour plus directe que le one-man-show ou le comique visuel que nous pratiquons en Haïti. Il se repose quant à lui un peu plus sur les vannes, un peu comme les punchlines dans le rap. Je fais très peu de sketches aujourd’hui bien que j’aie commencé par cela. C’est le schéma de beaucoup d’humoristes. Je crois aussi que ce n’est pas à moi de définir l’humour que je fais, c’est plutôt le rôle du critique. Je n’ai pas toujours pris l’habitude de définir mes pratiques artistiques.

Stéphane : Est-ce qu’on peut dire que vous faites de l’humour haïtien?

Christolin : Non… je ne crois pas… et je ne sais pas non plus comment définir l’humour haïtien. Je fais un humour haïtien dans le sens où je suis haïtien et que j’appartiens au patrimoine humoristique haïtien. Comme si on disait le théâtre haïtien, le cinéma haïtien, on peut intégrer Raoul Peck comme cinéaste haïtien. Il me semble aussi difficile de faire un humour destiné exclusivement au public haïtien vu que je ne vis plus en Haïti et pour être compétitif sur le marché on doit plutôt chercher à être universel. Faire un humour haïtien ce serait me restreindre. Cependant, je parle beaucoup d’Haïti dans mes spectacles, parce que tout simplement c’est le pays que je connais le mieux. C’est le pays où je suis né et dans lequel j’ai grandi. C’est aussi une grande source d’inspiration le peuple haïtien par son histoire et sa culture. Tout le quotidien de ce peuple est inspirant.

Stéphane : Quel est l’élément le plus important dans votre pratique humoristique? Le texte et les références que vous mobilisez? Le corps? Le rythme ou le silence?

Christolin : Le tout… c’est comme un gâteau. Il n’y a pas d’ingrédients plus importants que d’autres même si on a parfois l’impression que c’est la farine. Un bon texte joué par un mauvais acteur ne passera pas. Car, il y a toute une personnalité qui doit accompagner ce texte. Ce qui passe par la respiration, le silence, le rythme, l’accélération, etc. Mais tout cela doit faire partie du personnage que tu vends sur scène. Ce qui est compliqué c’est de trouver son personnage et de le présenter au public et ce n’est pas le travail d’une journée. Il y a des humoristes qui passent des dizaines d’années avant de trouver cela, d’autres l’ont eu plus facilement. D’autres changent de personnage au bout de quelques années parce qu’il se rend compte que ce n’est plus d’actualité. Rappelez-vous qu’à la différence du personnage classique, le stand-upeur est dépourvu de costume d’accessoires sur scène pour l’aider à donner vie à son personnage. Tout ce qu’il a c’est lui-même, son vécu et sa crédibilité.

Stéphane : Pensez-vous que l’humour peut porter une parole politique et participer au changement des mentalités?

Christolin : Bien sûr par la provocation et la dérision. Quand on tourne en ridicule le politique et qu’il écoute, cela peut faire bouger les lignes. Personne n’aime se voir tourner en ridicule sans réagir à moins de revendiquer le ridicule comme sa seconde nature, comme la plupart de nos acteurs politiques. L’humour est en effet transgressif et parfois subversif, il va souvent contre la norme, mais attention une transgression qui vise parfois à renforcer cette norme de la vie qui nous est imposée : vivre en société. Cependant, transgresser des normes sociales par soi-même dans le réel peut conduire au conflit, à la crise, mais les faire transgresser par des personnages imaginaires peut déboucher sur le comique et libérer quelque peu l’inconscient. Les humoristes se prêtent tout particulièrement à la transgression pour susciter le rire, l’acte humoristique est une façon de transgresser les règles établies et vise à mettre en valeur, d’une manière plaisante, le caractère particulier de quelqu’un ou de quelque chose.

Après cela, varie selon les formes d’humour. Certaines abordent des thèmes plus sérieux comme le racisme, le patriarcat ou les droits humains, elles frôlent parfois la limite même des convenances et risquent d’être interprétées au premier degré. Sans la distance requise par l’interprétation humoristique, nous risquons de tomber dans le piège de la responsabilité à la fois du côté producteur (humoriste) et du côté récepteur (public). En tout cas, l’acte humoristique qui transgresse ne détruit pas voilà ce qui confirme la règle. Le spectateur et l’humoriste sont donc heureux le temps de cette transgression nous dit Patrick Charaudeau. Que le récit soit fictionnel ou autobiographique, ce qui compte c’est la mise en place des mécanismes qui favorisent le déclenchement du rire.

Stéphane : J’aimerais terminer cette interview par une question ancienne, mais qui a été remise à l’ordre du jour par l’affaire Chris Rock, Will et Jada Smith. Cette question qui a été par posée par Bernard Pivot au célèbre humoriste français Pierre Desproges : est-ce qu’on peut rire de tout?

Christolin : J’ai déjà répondu à cette question dans mon mémoire de master sur le déclenchement du fou rire dans le spectacle vivant. Oui et non… mais ? Il y a pas mal de théories sur le rire. La difficulté de cette question réside dans le fait qu’il n’existe aucune raison réelle au rire. Nous n’avons nullement besoin qu’une situation comique ou drôle se produise et encore moins l’attente d’un phénomène inattendu pour provoquer un rire à gorge déployée comme le prétendent certaines théories. Nous pouvons rire de bon cœur là et maintenant, si seulement nous le souhaitons. Notre cerveau n’a pas besoin de déclic spécifique pour commander à nos muscles faciaux de se lâcher.

En d’autres termes, quel que soit le motif de notre rire, il restera quelque chose du corps et du sens, il est l’effet d’une signification et d’un affect qui traversent l’individu dans une situation particulière. Il n’y a pas vraiment de raison de rire, c’est un invariant insaisissable. Ce qu’il faut toutefois noter c’est que le rire dans le spectacle, au théâtre est en effet nominé. C’est un rire de réaction, d’applaudissement qui témoigne de quelque chose. Soit on dit qu’on est en accord ou pas avec tels ou tels propos. C’est une sorte de validation d’un point de vue, celui de l’humoriste. Donc en prenant la décision d’aller dans une salle de théâtre, notre esprit se met en condition d’attente, c’est pourquoi les auteurs comiques, humoristes, vont utiliser cette même forme d’attente pour nous donner l’impression que les raisons pour lesquelles on attend de rire peuvent réellement provoquer le rire. Donc, il serait prudent de savoir ce qu’on valide. Puisque rire d’un propos raciste, misogyne, homophobe pourrait laisser croire que vous l’êtes.

Mais pourquoi ne pas rire de ses douleurs, de ces éléments qui nous blessent, comme on le fait pour la politique ? Et si la dérision était la seule arme pour changer les mœurs comme le disait Molière. C’est ça la vérité. La nouvelle génération le démontre sur les réseaux qu’on doit se préparer à rire de tout, le rire doit faire partie de la nouvelle société à bâtir. Si cette vérité est insupportable, Georges Minois nous dit que seul le rire peut supporter l’insupportable en le déguisant, en s’en moquant. Alors rions-nous de bon cœur sans même chercher à donner de fonction à notre rire. On devrait le faire pour chacune de nos bêtises, de nos maux et en chaque moment de bonheur, car si on est de plus en plus nombreux sur cette planète, la colère ne résoudra pas nos problèmes, le rire non plus, mais il pourra probablement les soulager.

Maintenant, ce qui nous reste à voir c’est comment se positionne l’humour face à l’ordre social ? Est-ce que l’humoriste doit ou ne doit pas se soucier de certaines questions : comment faire rire ? À qui s’adresse son rire ? Etc. Là je laisse les intellectuels répondre.

Critique littéraire et sociologue de formation, Stéphane SAINTIL est détenteur d'une licence en Sociologie à l'Université d'État d'Haïti (FASCH) et d’un master en Comparatisme, Imaginaire et Socio-anthropologie à l’Université de Grenoble-Alpes. Il a travaillé comme animateur de bibliothèque au Centre Culturel Katherine Dunham du Parc de Martissant (CCKD/FOKAL), responsable de communication du Festival de dramaturgie contemporaine En Lisant et des Rencontres d’Octobre Soleil à Agen. En 2015, il fonde avec quelques camarades de l’Université d’État d’Haïti, le magazine Controverse Haïti, consacré aux différents débats qui animent la société haïtienne. Il est membre du comité du festival Littéraire Haïti-Monde et rédacteur en chef de la revue haïtienne des cultures Créoles, DO-KRE-I-S.

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