Les mairies contactées par AyiboPost dénoncent des possibilités de corruption, ainsi que des problèmes structurels tels que le manque de matériel et le non-paiement des employés
Le lundi 20 mai 2024, le Conseil présidentiel a annoncé le lancement d’une opération d’assainissement de la capitale et de ses environs pour pouvoir «nettoyer et embellir» les rues. Un milliard de gourdes est prévu à cet effet.
Mais aucun responsable des trois mairies contactées par AyiboPost ne semble disposer d’informations sur la gestion de ce budget.
Le maire de Port-au-Prince, Lucsonne Janvier, informe que, lors de précédentes opérations d’assainissement, l’État central avait utilisé le service MonCash pour payer les contractuels.
Mais le problème avec cette méthode, selon les magistrats de Port-au-Prince et de Tabarre, est que souvent les personnes qui reçoivent de l’argent n’ont rien à voir avec l’assainissement.
Pour éviter tout scandale, Lucsonne Janvier raconte que les mairies se retrouvent alors obligées de puiser dans leurs fonds pour payer les personnes qui n’ont pas été rémunérées alors qu’elles ont travaillé sur le terrain.
Le magistrat Lucsonne Janvier se plaint aussi des compagnies privées qui récupèrent les déchets de leurs clients chez eux pour les jeter dans les rues.
Pareillement aux employés des mairies, ces compagnies ne peuvent pas se rendre sur les sites de décharge en raison de l’insécurité.
Avec les mairies, le Service national de gestion des résidus solides (SNGRS) et le Ministère des Travaux Publics, Transports et Communications (MTPTC), sont deux organismes intervenant sur la problématique des déchets sur la voie publique.
Chacune de ces institutions a son rôle bien défini.
«Les mairies collectent les déchets», informe la mairesse de la commune de Tabarre, Nice Simon. «Le SNGRS, qui a un budget alloué à cela, a la responsabilité de les ramasser. Et les Travaux publics sont là pour curer les canaux», précise-t-elle.
Spécialisé dans le ramassage des ordures, le SNGRS pourrait très bien nettoyer les rues à lui tout seul, selon Joseph David, un employé de l’organisme. Le problème est que les travailleurs sont en grève.
«On ne nous a pas payé notre arriéré de salaire depuis trois ans déjà», dénonce-t-il. Avec plusieurs dizaines d’autres employés de l’institution, le quadragénaire a placé des barricades sur la route devant l’institution, dès le lendemain de l’annonce du projet d’assainissement.
Ces travailleurs espèrent ainsi faire pression sur le Conseil présidentiel afin d’être rémunérés et pour que celui-ci renvoie toute l’équipe administrative qu’ils accusent de corruption.
«C’est toujours ainsi dès qu’il y a de l’argent en jeu», déclare Marie Claude, une conductrice de camion. «C’est nous qui allons faire la sale besogne, mais nous ne verrons pas la couleur de notre argent si c’est eux qui doivent le gérer», dit-elle.
À ce problème, s’ajoutent ceux concernant les équipements.
Que ce soit au niveau des mairies ou du SNGRS, le nombre de matériels dysfonctionnels, brûlés ou en territoire contrôlé par les gangs reste considérable.
Certains, comme ceux du SNGRS, ont des pannes estimées à environ 15 000 gourdes, déclare à AyiboPost Joseph David, un des conducteurs de ces engins lourds rencontrés sur place le 21 mai 2024.
«De l’argent pour leur entretien est régulièrement décaissé, dit-il, mais il n’est jamais utilisé à cette fin.»
La grande majorité de ces matériels datent de janvier 2010, selon deux autres employés interrogés par AyiboPost.
Déjà, les matériels sont peu nombreux.
Nice Simon compte moins de dix engins lourds pour gérer les déchets sur les 24,47 kilomètres carrés de sa commune. «Il s’agit, dit-elle, de quatre camions à benne basculante, un bobcat, un loader, un petit rouleau et deux compressifs.»
Les chiffres sont pires pour la mairie de Port-au-Prince.
Selon Blanguy Michel Billy, l’assistant chef service voirie de la mairie, il existe «un seul camion à benne basculante, deux compressifs et un camion boîte» pour traiter les déchets au niveau de la commune de Port-au-Prince.
Parce que l’insécurité criante qui ravage le pays semble impacter davantage l’insalubrité des rues, plusieurs cadres des institutions concernées estiment qu’elle doit être résolue pour que l’assainissement puisse réussir.
«Je n’ai aucun problème avec le projet», souligne le responsable de la direction génie de la mairie de Delmas, Bien-Aimé Pierre Marie Lafont. Les déchets font d’ailleurs partie de l’insécurité. «Mais je ne pense pas que ce soit ce dont nous avons besoin en ce moment», précise-t-il.
Le responsable du service de voirie de la mairie de Delmas s’inquiète pour les quartiers désormais élevés, dit-il, au rang de «territoires perdus» par une ancienne ministre de la justice.
Ces endroits ne sont pas sans risque pour les employés qui participeront à la campagne.
Mobiliser la police et l’armée risquerait d’exposer davantage les employés, selon le maire de Port-au-Prince, qui déclare ne plus avoir la même confiance en l’institution policière.
L’État central et les mairies n’ont jamais vraiment eu la même vision en matière d’assainissement, selon le magistrat de Port-au-Prince, Lucsonne Janvier.
«Au-delà du coup de main qu’il entend bien donner aux mairies, l’État voit toujours en l’assainissement un moyen pour résoudre des problèmes politiques», analyse Janvier.
Selon lui, les politiciens au pouvoir utilisent souvent ces moments pour satisfaire des personnalités envers qui ils sont redevables.
Les opinions défavorables sur ces initiatives pleuvent.
L’assainissement en Haïti est «l’un des nombreux moyens utilisés pour dilapider de l’argent», critique Bien-Aimé Pierre Marie Lafont.
Pour s’expliquer, l’ingénieur prend en exemple le fonctionnement même du secteur du ramassage des ordures.
«Si une personne soutient qu’elle a enlevé 300 000 mètres cubes de déchets à raison de 100 gourdes le mètre, dit Lafont, il n’y a aucun moyen de le justifier. Et si malgré tout on la forçait à donner une preuve, elle n’aurait qu’à conduire le demandeur à Truitier.»
Lire aussi : De plus en plus d’Haïtiens «cherchent la vie» dans les ordures à Port-au-Prince
Situé à Cité Soleil, Truitier est un site de déchets sauvages où plusieurs communes, dont Port-au-Prince, Delmas, Pétion-ville, Tabarre, Croix-des-Bouquets, déversent leurs déchets. Le volume qu’on y trouve est colossal.
Les responsables évitent de dénoncer les forfaits. «Quand on prend le risque de dire la vérité, soutient Lucsonne Janvier, on est sûr de nuire à beaucoup de gens. C’est la raison pour laquelle on se tait généralement», précise-t-il.
Par Rebecca Bruny
Carvens Adelson a participé à ce reportage.
Image de couverture : Des personnes passent devant des tas d’ordures situés tout près du ministère de la Communication. | © Carvens Adelson/AyiboPost
Visionnez cette interview d’AyiboPost avec le sociologue Jean Sergo Louis sur le rapport socio-politique des Haïtiens avec les déchets:
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