La saignée de professionnels tue les institutions du pays à petit feu
L’entreprise Extrac group qui offre des services en technologie et communication web se trouve littéralement handicapée depuis le départ pour les États-Unis de son administrateur principal en 2021.
Ralph Fleuristil, administrateur adjoint de l’institution raconte avoir du mal à remplacer le leader, également informaticien compétent, immigré « à cause de l’insécurité ».
La survie d’Extrac group est désormais en question. « J’ai du mal à gérer l’institution, précise Fleuristil. Il était le moteur et ses compétences nous ont permis d’attirer beaucoup de clients », se plaint-il.
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Des milliers de professionnels, jeunes et vieux, ont quitté Haïti ces trois dernières années à cause de la détérioration du climat sécuritaire.
« C’est l’un des plus grands problèmes que souffrent la plupart des universités en Haïti actuellement, selon l’économiste Thomas Lalime. Avec le départ de certains professeurs, des cours ne sont plus programmés. »
À côté de la baisse du chiffre d’affaires des entreprises, ce qui affecte nécessairement le produit intérieur brut du pays, l’impact de cette situation sur la qualité de l’éducation n’est pas des moindres. « Les universités sont en train de former et délivrer des diplômes à des étudiants moins compétents pour le marché du travail », continue l’économiste Lalime.
En 2021, près de 37 cadres à haut niveau de qualification de la banque centrale ont quitté Haïti pour s’installer ailleurs. Ces informations ont été rapportées par le gouverneur de la banque de la République d’Haïti (BRH), Jean Baden Dubois, lors d’une émission dans une télévision de la capitale au début de l’année. « La situation est pareille pour les autres banques commerciales du pays », dit-il.
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Le savoir-faire de ces cadres ne peut pas être remplacé du jour au lendemain. Car, quelqu’un qui a un « master en monnaie et banque » qui, après dix ans d’expérience, décide de partir représente une grande perte pour la BRH.
Haïti est l’un des pays les plus touchés par la fuite de compétences.
Selon une étude intitulée « Emigration and Brain Drain: Evidence from the Caribbean » (2006), publiée par le Fonds monétaire international, le taux de scolarisation des universités en Haïti est légèrement inférieur à 1 %, alors que 84 % des diplômés universitaires ont quitté le pays.
Ce phénomène n’est pourtant pas nouveau en Haïti puisque sous la dictature des Duvalier pendant la fin du XXe siècle, nombreux professionnels et intellectuels persécutés ont été contraints de quitter le pays.
L’exode en cours impacte également les organisations non gouvernementales, grands remplaçants de l’Etat dans des localités et supporteurs des populations locales en marge des catastrophes.
L’agronome Jhonson Monestine s’accrochait à son poste au Centre d’étude et de coopération internationale (CECI), une ONG canadienne, jusqu’au kidnapping du directeur de l’organisation. Ce dernier ne sera libéré qu’après le versement d’une rançon de 750 000 dollars US.
L’ancien cadre du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) partira s’installer définitivement aux États-Unis le 22 décembre 2021. Il y rejoint sa femme et ses deux enfants qui avaient émigré l’année précédente.
« J’avais en tête l’idée de construire une maison sur un terrain que j’avais acheté, dit Monestime. J’ai fait marche arrière. »
Remplacer le professionnel qui traîne derrière lui huit ans de carrière et percevait plus de 200 000 gourdes comme salaire mensuel n’est pas une tâche facile. C’est pourquoi malgré son absence, il continue d’être sollicité par l’ONG.
Comme la plupart des professionnels haïtiens, aujourd’hui à l’étranger, Monestime travaillait en dehors de la région métropolitaine de Port-au-Prince.
En réalité, certains de ces professionnels ne quittent pas le pays à cause du manque d’emplois ou des problèmes de salaires.
« Ils sont en quête d’amélioration des conditions matérielles d’existence et d’épanouissement personnel, analyse l’économiste Enomy Germain. L’environnement haïtien est imperméable à la vie », tranche l’expert.
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Haïti manque de ressources, mais finance à travers son capital humain le développement d’autres pays. « C’est un manque à gagner pour le pays puisqu’il possède de moins en moins de capacité pour entamer son processus de développement », continue Germain.
L’économiste Thomas Lalime nuance cette position. La majorité de ces professionnels ont du mal à intégrer, ailleurs, leur champ de travail, dit-il. « Fort souvent, ils sont obligés de se lancer dans de petits boulots alors que la plupart d’entre eux étaient des boursiers de l’État. »
Les premières années aux États-Unis notamment ne sont pas faciles. Sans statut légal et sans emploi, la plupart des migrants dépensent le peu qu’ils avaient épargné en Haïti.
C’est le cas de l’agronome Monestine qui habite aux USA. « Ma femme a eu la chance de bénéficier du Temporary Protected Status (TPS), dit-il. Elle travaille à présent en tant qu’esthéticienne dans un salon de beauté ».
Avant de quitter Haïti, la dame qui détient une licence en administration touristique, exerçait sa profession sur une plage sur la côte des Arcadins.
Monestine tient le coup grâce à un investissement qu’il a réalisé dans une compagnie de transport que détient son frère.
Jonas Laurince, un professeur de journalisme à l’Université Notre Dame d’Haïti, réside aussi illégalement aux USA. « J’ai obtenu par moment de petits boulots qui m’ont permis de prendre soin de ma famille. Mais, je n’ai pas un véritable boulot parce que je ne détiens pas encore un permis de travail », dit Laurince.
Les faibles montants perçus lui ont permis d’apporter sa contribution aux dépenses dans la maison qui l’accueille avec sa famille aux USA.
Laurince a travaillé dans plusieurs ONG en Haïti après avoir obtenu un diplôme en communication sociale à l’Université d’État d’Haïti (UEH). Sa décision de quitter le pays avec les membres de sa famille remonte à 2019, après les semaines de pays lock.
L’administration publique a perdu beaucoup de monde ces dernières années.
Elie Jean Philippe était coordonnateur de la fonction publique au sein de l’Office management et des ressources humaines (OMRH). Il travaille actuellement au secrétariat technique de cette entité qui gère le personnel de l’État.
Selon Philippe, le problème de la fuite des compétences dans le secteur public s’explique d’un côté à cause de l’insécurité, et aussi à cause du problème salarial.
« Le système implanté dans l’administration publique n’encourage nullement un employeur à être performant, dit Philippe. Au sein de l’administration publique, il n’existe pas de critères pour décrocher une promotion. Les promotions sont politiques ».
Avec l’inflation et l’effondrement de l’économie, la masse salariale dans l’administration publique n’évoluera pas nécessairement. Ce qui, de toute évidence, poussera encore plus le dos des professionnels compétents.
Photo de couverture : Un superviseur de laboratoire au Laboratoire national de Port-au-Prince, Haïti, effectue des tests de dépistage du choléra le 8 novembre 2010. Photo de Kendra Helmer/USAID
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