Le centre de transit de l’organisation à Belladère a accueilli 81 enfants en juillet, 111 en août et 139 en septembre 2024, d’après des rapports confidentiels examinés par AyiboPost
La Fondation Zanmi Timoun a reçu 347 enfants non accompagnés (ENA) déportés par la République Dominicaine dans ses centres d’accueil situés à la frontière pour les trois premiers mois du second semestre de cette année.
Ce total dépasse déjà les 300 mineurs recueillis par l’organisation durant les six premiers mois de l’année 2024, selon une base de données interne consultée par AyiboPost.
Le Réseau Frontalier Jeannot Succès (RFJS) offre une assistance aux enfants haïtiens expulsés depuis 2014.
Cette organisation a recensé 2 175 mineurs déportés, parmi lesquels plus de 500 enfants non accompagnés, rien qu’au mois d’octobre 2024.
Les jeunes rapatriés sans la présence de leurs parents, pris en charge par l’association, appartiennent généralement à la tranche d’âge de 11 à 17 ans, selon une catégorisation établie par les responsables du RFJS.
Des accords signés entre les deux pays, ainsi que des instruments juridiques internationaux, interdisent les expulsions de mineurs sans leur famille.
Ces chiffres illustrent une fraction du problème, perpétré en violation des cadres législatifs.
« C’est une situation qui dépasse toutes nos prévisions », déclare Besnard Félix, l’un des responsables de la Fondation Zanmi Timoun, qui travaille à protéger les enfants en Haïti depuis 2001.
Le centre de transit de l’organisation à Belladère a accueilli 81 enfants en juillet, 111 en août et 139 en septembre 2024, d’après des rapports confidentiels examinés par AyiboPost.
Ces documents qualifient septembre comme « le pire mois en termes d’afflux d’ENAs au centre d’accueil à Belladère ».
Samuel Jean, résident de Fonds-Verrettes, a envoyé ses deux enfants, âgés respectivement de 12 et 15 ans, vivre en 2017 chez sa sœur à Santa Cruz de Barahona, une ville du sud de la République Dominicaine. L’homme ne pouvait pas pourvoir aux besoins des jeunes.
Les deux enfants étaient en classe lorsque des agents de l’immigration dominicaine ont fait irruption dans l’école fin août 2024. Les adolescents ont été appréhendés et placés dans un camion à destination d’Elías Piña, une province frontalière, avant d’être renvoyés en Haïti.
Ces chiffres illustrent une fraction du problème, perpétré en violation des cadres législatifs.
La sœur de Jean a passé plusieurs jours, en proie à l’angoisse, sans nouvelles des enfants.
Grâce à des organisations d’aide aux migrants, les deux jeunes ont pu retrouver leur famille en Haïti après avoir été pris en charge à la frontière.
« J’ai vécu des jours sombres lorsque ma sœur m’a annoncé la disparition des enfants, témoigne Jean à AyiboPost. L’État et les autorités compétentes devraient mobiliser des ressources pour épargner à d’autres parents cette épreuve extrêmement éprouvante. »
Au moins 700 000 Haïtiens résident en République Dominicaine, selon les statistiques officielles.
Lire aussi : Des Haïtiens piégés entre la déportation massive de la RD et l’insécurité en Haïti
Plusieurs dizaines d’entre eux ont été battus, voire tués, depuis que la présidence dominicaine a annoncé en octobre l’objectif d’expulser au moins 10 000 Haïtiens chaque semaine.
Éric Dorvil, membre d’une fratrie de six enfants, âgé de 15 ans, vivait avec sa marraine à Pignon, dans le département du Nord, avant de partir en République Dominicaine en décembre dernier pour rejoindre un cousin.
Il travaillait dans des petits métiers liés à la construction et au ferraillage.
Mais mi-octobre, des agents dominicains l’ont arrêté alors qu’il revenait d’une journée de travail. Ils l’ont conduit à Haina, un centre de rétention et de rapatriement des migrants en situation irrégulière, situé à San Cristóbal, dans le sud du pays.
Lire aussi : Haina, l’enfer des migrants Haïtiens en RD
Le jeune homme décrit des conditions de détention exécrables : « On nous privait de nourriture, et on dormait à même le sol glacé », confie-t-il à AyiboPost.
Cantave Clorissaint, 16 ans, partage un témoignage similaire avec AyiboPost.
L’adolescent, spécialisé dans le sarclage de terres agricoles, s’était installé en République Dominicaine avec l’aide d’un proche. Il se souvient d’avoir été enfermé dans un centre de rétention exigu, où régnaient des odeurs nauséabondes.
« On ne pouvait dormir qu’en restant debout, nos mouvements étaient restreints par la proximité des autres détenus », raconte-t-il.
Richard Léopold, âgé de 17 ans, avait quitté Grand-Gosier, dans le Sud-Est, pour des raisons économiques. Il s’était établi à Barahona, où il travaillait dans des plantations agricoles pour récolter des fruits.
Le lundi 2 octobre 2024, à 4 heures du matin, des agents de l’immigration l’ont interpellé avec un cousin sur le pas de leur logement. Lorsque Léopold a demandé à changer de vêtements, l’un des agents lui a tiré une balle dans la jambe.
Transporté de force dans un hôpital local, Léopold y a passé trois jours avec d’intenses douleurs à la jambe, sans accès à de la nourriture ou de l’eau, avant d’être une nouvelle fois transféré dans un camion vers un centre de rétention à Jimaní, à la frontière.
« Ce fut une expérience épuisante, relate Léopold à AyiboPost. À certains moments, on m’a traîné par terre et électrocuté pour me forcer à monter dans le véhicule. »
Séparé de ses proches, l’adolescent a été pris en charge par la Fondation Zanmi Timoun dans son centre d’accueil à Belladère, tandis que des efforts étaient en cours pour informer sa famille de sa déportation.
Lorsque Léopold a demandé à changer de vêtements, l’un des agents lui a tiré une balle dans la jambe.
Une semaine après l’annonce des autorités dominicaines, près de 11 000 Haïtiens avaient déjà été expulsés.
Selon Besnard Félix de la Fondation Zanmi Timoun, ces déportations massives se font sans égard pour les enfants non accompagnés.
« Cette situation va à l’encontre des conventions internationales en la matière », analyse le responsable.
La Convention relative aux droits de l’enfant, adoptée le 20 novembre 1989 et signée par les deux pays, ainsi que le protocole d’accord de 1999, encadrent ces problématiques.
Cette situation va à l’encontre des conventions internationales en la matière,
-analyse le responsable.
Ces textes obligent les États signataires à garantir que les enfants ne soient pas séparés de leurs parents contre leur volonté, comme stipulé dans les articles 9 et 22.
Le protocole d’accord interdit également la séparation des familles nucléaires lors des expulsions.
Ces renvois arbitraires suscitent de vives inquiétudes.
En septembre 2023, le Comité des droits de l’enfant (CDE), une organisation internationale indépendante chargée de surveiller l’application de la Convention, avait déjà exprimé sa préoccupation face au rapatriement de nombreux mineurs haïtiens sans examen préalable de leurs dossiers.
Ces enfants, fuyant majoritairement l’insécurité en Haïti, se retrouvent enfermés dans des centres de rétention malgré les engagements de la République Dominicaine en matière de non-refoulement.
Selon Besnard Félix, les conditions dans ces centres constituent une atteinte flagrante aux droits humains.
« Les enfants passent plusieurs jours sans nourriture, confinés dans la même cellule que des adultes. Souvent, nous les récupérons à la frontière dans un état lamentable : les signes de malnutrition sont visibles sur leurs visages, leurs jambes tremblent, et beaucoup souffrent de déshydratation sévère, de douleurs abdominales et de migraines intenses », explique-t-il.
Même les enfants handicapés ne sont pas épargnés par ces déportations.
« Depuis le renforcement des rapatriements, nous avons enregistré plusieurs mineurs en situation de handicap refoulés sans être accompagnés par leurs familles », déplore Félix.
Peterson Monpremier, responsable de programme au sein du RFJS, condamne également les conditions désastreuses de ces expulsions.
les conditions dans ces centres constituent une atteinte flagrante aux droits humains.
« Nous recueillons fréquemment des enfants à moitié nus, parfois vêtus uniquement de sous-vêtements trop serrés. Ces jeunes sont littéralement “jetés” dans des camions, ce qui cause souvent des blessures graves », ajoute-t-il.
Dans certains cas, les sévices subis nécessitent un accompagnement psycho-social fourni avec l’aide de l’Institut du Bien-Être Social et de Recherches (IBESR).
La plupart des enfants sont arrêtés chez eux à des heures prohibées par le protocole de 1999, qui interdit les rapatriements entre 18 h et 8 h.
Sophonie Paul, âgée de 13 ans, a été interceptée par les gardes dominicains alors qu’elle effectuait des courses pour sa tante à la fin du mois de septembre. Elle a été détenue dans un centre de rétention à Barahona, puis abandonnée à la frontière après trois jours. Le RFJS a assuré son rapatriement auprès de sa famille quatre jours plus tard.
Son père, Marcel Paul, cultivateur, avait envoyé sa fille en République Dominicaine au début de septembre 2024 pour qu’elle puisse, pour la première fois de sa vie, fréquenter une école. Il l’avait confiée à sa sœur résidant à Duvergé, dans la province d’Independencia.
« Ce fut une période très difficile, confie Paul à AyiboPost. Nous étions tous très inquiets après que ma sœur m’a informé de la disparition de ma fille », insiste-t-il.
Lorsque des agents effectuent des descentes surprises dans des foyers de migrants haïtiens, c’est souvent la panique.
Même les enfants handicapés ne sont pas épargnés par ces déportations.
« Dans cette situation de sauve-qui-peut, des enfants moins agiles que leurs parents ou proches sont embarqués souvent seuls et rapatriés en Haïti », rapporte Félix.
Parfois, ces mineurs sont confiés par les autorités dominicaines au Consejo Nacional para Niñez y la Adolescencia (CONANI), un organisme similaire à l’IBESR. Cet organisme les transfère ensuite à des organisations haïtiennes spécialisées dans les questions migratoires.
Selon deux responsables d’organisations de défense des droits des migrants contactés par AyiboPost, bon nombre des enfants déportés en Haïti proviennent de zones contrôlées par des gangs armés, comme Martissant ou Cité-Soleil.
« Il arrive souvent que des parents vivant dans ces zones envoient volontairement leurs enfants en République Dominicaine pour leur éviter un enrôlement forcé dans les bandes armées », confie Besnard Félix.
Les expulsions continuent sans relâche.
Le samedi 9 novembre 2024, le RFJS a accueilli, dans ses centres d’hébergement près de la frontière, 472 Haïtiens déportés, parmi lesquels figuraient 106 femmes, 348 garçons et 18 enfants.
Le Groupe d’Appui aux Rapatriés et Réfugiés (GARR) a, pour sa part, enregistré 740 mineurs non accompagnés rapatriés en septembre 2024, contre 828 en juillet.
Pour la majorité des mineurs refoulés, la réalité demeure sombre, et les perspectives pour les jours à venir inspirent souvent de la crainte.
Emmanuel Thélusmé, rapatrié de San Juan de la Maguana en République Dominicaine, partage son expérience.
Après avoir fui Cité-Soleil en décembre 2023, lorsque des gangs ont incendié sa maison, il a tenté de reconstruire sa vie de l’autre côté de la frontière.
Orphelin de mère, rejeté par un père violent, Emmanuel vivait de mendicité dans les rues hostiles de Port-au-Prince avant son départ.
« Parfois, l’envie me prend de me pendre », tranche Thélusmé, la gorge gonflée de larmes à peine retenues. Il a 16 ans.
Par Junior Legrand
Image de couverture | Des organisations de défense des droits des migrants reçoivent des personnes rapatriées par les responsables dominicains dans la journée du samedi 09 Novembre 2024 à Belladère, auxquelles s’y mêlent des femmes enceintes et des enfants. © RFJS
► AyiboPost s’engage à diffuser des informations précises. Si vous repérez une faute ou une erreur quelconque, merci de nous en informer à l’adresse suivante : hey@ayibopost.com
Gardez contact avec AyiboPost via :
► Notre Canal Telegram : cliquez ici
► Notre Channel WhatsApp : cliquez ici
► Notre Communauté WhatsApp : cliquez ici
Comments