AyiboPost s’est entretenu avec l’ancien envoyé spécial de l’administration Biden en Haïti, Daniel Foote, le vendredi 26 novembre 2021. Widlore Mérancourt, éditeur en chef, Ralph Thomassaint, ancien directeur de publication et Amy Wilentz, journaliste au The Nation ont posé des questions à l’ancien ambassadeur.
Ci-après, une version traduite et éditée de quelques-unes des déclarations de Daniel Foote, lors de cette conversation qui a eu lieu sur Twitter.
« Les failles [de la politique américaine en Haïti] remontent déjà à l’époque où j’étais dans le pays, entre 2011 et 2012. C’est que nous n’avons jamais vraiment écouté le peuple haïtien, quand nous voulions résoudre des crises. J’ai vu que nous avons fait la même chose dans la crise actuelle. Mais les Haïtiens sont clairs : ce n’est pas ce qu’ils veulent. Ils veulent choisir leur propre destin. »
Nous n’avons jamais vraiment écouté le peuple haïtien, quand nous voulions résoudre des crises.
« La plupart du temps, je donne mon opinion qui se base sur mes dialogues avec les Haïtiens, et les amis de la diaspora auxquels j’ai pu parler. Je n’aurais aucun problème à arrêter si c’est mieux pour la souveraineté d’Haïti. Mais je crois que beaucoup d’Haïtiens m’ont demandé de continuer à parler pour eux. Et je ne crois pas que je suis en train de dire aux Haïtiens ce qu’ils doivent faire. Je suis plutôt en train de dire au monde ce que les Haïtiens m’ont dit qu’ils veulent. »
« Il y a différentes classes d’Haïtiens. Il y a l’élite politique, les oligarques, les hommes et femmes d’affaires, les gangs, et les pauvres citoyens qui ne font pas partie du gouvernement, qui ne sont pas connus, qui ne portent pas d’armes et qui veulent juste vivre et s’occuper de leur famille. Avoir une vie normale, meilleure. »
« Mais l’ambassade en Haïti ne prend pas de décisions. C’est le secrétaire d’Etat et les gens proches de lui qui le font. En général, on ne demande même pas l’opinion de l’ambassade. Je ne sais pas exactement si cela a changé au fil du temps, ni comment, mais je pense que depuis 2011, les USA ont travaillé de manière plus unie. Et on peut dire qu’ils ont soutenu le PHTK et ses deux présidents, et maintenant Ariel Henry. »
Depuis 2011, les USA ont travaillé de manière plus unie. Et on peut dire qu’ils ont soutenu le PHTK et ses deux présidents, et maintenant Ariel Henry.
« Je pense que [supporter Ariel Henry] est la décision la plus facile pour le gouvernement américain et la communauté internationale. Mais je crois que c’est une mauvaise décision parce qu’il y a une opportunité de donner aux Haïtiens une chance de s’attaquer aux racines du problème, qui est que les plus vulnérables n’ont pas de voix. Cela peut marcher ou pas. Mais je suis certain que si la communauté internationale continue d’imposer Ariel Henry et son gouvernement farfelu, la situation va empirer. »
« Sans trop entrer dans les détails du fonctionnement du département d’Etat, quand ceux qui sont à Washington écrivent quelque chose qu’ils envoient au secrétaire d’Etat, ou à leurs supérieurs hiérarchiques, cela vient d’eux directement. Et quand l’ambassade l’envoie, cela vient d’elle. Nous n’éditons pas les travaux des uns et des autres, en général. »
Si la communauté internationale continue d’imposer Ariel Henry et son gouvernement farfelu, la situation va empirer.
« J’avais écrit un mémo au secrétaire d’Etat. Il a été envoyé par le bureau à Port-au-Prince, et là je suis sûr que ce mémo a été édité par l’ambassadrice [Michele] Sison, pour peindre une image plus positive d’Ariel Henry et de son gouvernement, de la perception qu’il génère dans le pays, de ses accomplissements ou de ses manquements. »
« J’étais en Colombie quand les élections [de 2010] ont eu lieu. J’ai entendu des allégations et il y a beaucoup de détails autour de ces élections. J’ai entendu qu’on avait remplacé le deuxième par celui qui était en troisième position etc. J’ai aussi vu, de loin, Jovenel Moïse qui a refusé de faire des élections, a dissout le parlement, a gouverné par décret, allant vers une autocratie, travaillant avec les gangs, et les faisant presque devenir des membres du gouvernement. »
« Et je ne crois pas avoir entendu les USA dire quelque chose de mauvais de lui. Je crois que l’une de nos responsabilités est de tenir nos partenaires pour responsables, pour rendre des comptes, et si tout un pays vous dit que cet homme fait de mauvaises choses, pourquoi ne faites-vous rien à propos de cela ? Je pense que la raison est que peut-être que l’ambassade ne parlait pas aux gens, mais plutôt aux Tèt kale, et à ceux qui bénéficiaient de leur pouvoir. »
L’ambassade ne parlait pas aux gens, mais plutôt aux Tèt kale, et à ceux qui bénéficiaient de leur pouvoir.
« Je pense que les bons ambassadeurs, et il y en a eu en Haïti, sont ceux qui essaient de parler créole, et qui sortent pour parler aux gens, pour comprendre ce que les gens pensent. Je ne veux pas spéculer mais je crois qu’on ne l’a pas fait ces dernières années. Nous avons perdu le contact avec les Haïtiens, bien que nous voyons comment cette société se défait sous nos yeux. Comment travailler avec nos partenaires haïtiens pour qu’ils nous aident à les aider ? »
Je pense que les bons ambassadeurs sont ceux qui essaient de parler créole, et qui sortent pour parler aux gens, pour comprendre ce que les gens pensent. (…) Nous avons perdu le contact avec les Haïtiens.
« Je crois qu’Henry, d’après tous ceux à qui j’ai parlé, et qui ne sont pas du PHTK, n’est pas la bonne solution maintenant. Le gouvernement américain a entendu cela, ils ne sont pas sourds. Mais comme je l’ai dit avant, il s’agit de trouver le chemin le moins difficile. [Les Américains] se disent peut-être que si le gouvernement change maintenant, il y aura des violences. Mais s’il y a un large consensus, et un gouvernement de transition est identifié, Ariel Henry a dit plusieurs fois qu’il quitterait le pouvoir, et je veux croire qu’il est un homme de parole. Je ne le connais pas bien mais je veux penser qu’il ferait ce que le pays lui demande. Je suis sûr que tout le monde serait ravi d’avoir une solution vraiment haïtienne, mais il faut faire vite. Maintenant que Henry a installé son cabinet, qui semble d’ailleurs consolider son pouvoir et celui du PHTK, je crois qu’il est important pour le reste de la société qui ne croit pas que c’est la route à suivre, de se mettre ensemble et de trouver une solution. »
Je crois qu’Henry, d’après tous ceux auxquels j’ai parlé, et qui ne sont pas du PHTK, n’est pas la bonne solution maintenant.
« Depuis les débuts de la nation haïtienne, le racisme a fait qu’il était difficile pour des blancs aux USA d’accepter l’indépendance d’une ancienne nation d’esclaves, dans les années 1800. C’est évidemment parce que les propriétaires d’esclaves étaient effrayés et pensaient que l’exemple d’Haïti pourrait mener à des actes de rébellion et de soulèvement d’esclaves. Il a fallu une guerre pour arrêter tout cela, et la proclamation de l’émancipation, puis on a reconnu Haïti. Mais ici aux Etats-Unis il y a encore du racisme. On a essayé de couvrir cela pendant des années mais de nos jours on le voit bien. Et en conséquence, Haïti continue d’être vu différemment d’autres pays dans la région, en Amérique latine, ou des pays de la Caraïbe. Je ne sais pas comment réparer cela, sinon que promouvoir l’auto-détermination des Haïtiens. »
Le racisme a fait qu’il était difficile pour des blancs aux USA d’accepter l’indépendance d’une ancienne nation d’esclaves, dans les années 1800.
« Dans l’histoire des relations entre Haïti et les USA, il y a eu des intérêts, pour le sucre par exemple. Mais aujourd’hui je crois que les USA ont le même intérêt en Haïti que les Haïtiens. Il s’agit d’améliorer la sécurité, de donner des opportunités économiques, de nourrir les gens, de continuer avec la vaccination contre le Covid-19, des choses auxquelles les gens ont normalement accès dans d’autres sociétés. Cependant, de manière historique, les USA ont toujours dit qu’il faut de la stabilité. C’est notre plus grande priorité. Maintenant le plus grand cauchemar des USA est en train de se produire, c’est l’exode de beaucoup de personnes, qui prennent la mer, ce qui cause une grave crise humanitaire. »
« Le Core Group était déjà en Haïti en 2010 quand j’étais là. Ce n’est pas unique à Haïti. Il y a souvent ces groupes où on se partage des informations. Mais au fil du temps, c’est presque devenu une entité qui dicte aux Haïtiens ce qui va se passer. Je vois les Haïtiens questionner depuis plus de 12 ans maintenant les actions du Core group. Et quand j’ai vu ce Core group passer de Claude Joseph à Ariel Henry le 17 juillet, j’étais mortifié. Je me suis dit “maintenant vous l’avez rendu totalement illégitime”. »
Le Core Group (…) est presque devenu une entité qui dicte aux Haïtiens ce qui va se passer.
« On a fait cela souvent, et la seule façon d’en sortir c’est de promouvoir l’auto-détermination des Haïtiens et c’est ce que je fais. Je ne vais pas le faire indéfiniment mais je sens que cela est urgent maintenant. Les gens à Port-au-Prince le comprennent bien mieux que moi. 23 personnes ont été kidnappées en un seul jour, récemment. C’est urgent. Des gens meurent, des gens ont faim, des gens prennent la mer pour essayer de quitter le pays. Le peuple haïtien n’a rien fait pour mériter cela. Ce n’est ni une fatalité ni le destin. Je continuerai à essayer de pousser Haïti à être là ou vous m’avez dit que vous voulez être. »
« Je ne peux plus parler au gouvernement américain, et peut-être même que je n’ai jamais pu, vu comment cela s’est terminé. Mais je crois que quand j’étais envoyé spécial, mon rôle était de trouver quels étaient les intérêts des Etats-Unis en Haïti et de les diffuser au sein de la communauté internationale, et plus important encore au sein du gouvernement américain. »
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« Je pense que vous avez besoin d’un gouvernement intérimaire, d’améliorer la situation sécuritaire, d’aider les institutions à fonctionner de manière adéquate, et alors on peut aller vers des élections. La seule façon pour que tout cela marche, c’est si les résultats des élections sont acceptables pour le peuple haïtien. Si vous faites des élections maintenant, les résultats ne seront pas acceptables parce qu’il n’y pas de sécurité. Les gangs vont l’influencer. Cela prendra du temps mais si vous avez un gouvernement de transition qui n’essaie pas de consolider son pouvoir, qui veut juste des élections acceptables, je crois que ce n’est pas impossible. La communauté internationale [resterait] en dehors de ces élections, sinon que pour l’assistance technique, peut-être des ressources, et l’observation. »
« J’aimerais beaucoup que [les USA] redoublent d’efforts dans la lutte contre le trafic d’armes et le trafic de drogues. C’est un domaine dans lequel nous étions forts, onze ou douze ans de cela, mais je pense que nous avons perdu beaucoup de nos capacités, ainsi que dans notre relation avec la PNH. Je pense que ce sont deux domaines importants car les deux jouent un grand rôle dans le phénomène des gangs. Je pense que ces trafics sont une part importante des revenus des gangs en Haïti. Mais nous avons besoin d’un gouvernement avec qui travailler, pour lutter contre ces trafics.
Comment [Ariel Henry] peut-il être premier ministre, s’il a parlé à Badio 12 fois avant et après l’assassinat, mais qu’il affirme qu’il ne s’en souvient pas ?
Quand j’essayais de trouver un moyen pour résoudre le problème des gangs, je n’avais personne avec qui travailler. Allais-je travailler avec le ministre de la Justice, qui était en poste lorsque le président a été assassiné ? Avec le DG de la PNH qui était là aussi ? Le Premier ministre ? Je ne sais pas si nous pouvons leur faire confiance. Comment [Arierl Henry] peut-il être premier ministre, s’il a parlé à Badio 12 fois avant et après l’assassinat, mais qu’il affirme qu’il ne s’en souvient pas ? Les gens ne le croient pas. Je ne le crois pas. Et pourquoi l’enquête ne progresse-t-elle pas ? Est-ce qu’elle a l’intention du chef d’État de facto ? »
« Des gens s’offusquent que j’ai voulu que des troupes américaines viennent en Haïti. Dans l’histoire, nous avons envoyé des soldats à plusieurs reprises. Chaque fois c’était environ 20 000 soldats, pour restaurer la stabilité et s’attaquer aux crimes, rendre les rues sûres. Et cela a marché. Mais ce n’est pas soutenable sur le long terme. Car dès que l’on partait, la responsabilité de la sécurité revenait aux Haïtiens. Nous travaillons avec la PNH depuis les années [19]90. Quand je suis parti, en 2012, elle faisait bien son travail. La police a beaucoup souffert pendant ces cinq ou six dernières années, et a besoin de beaucoup d’aide à nouveau mais c’est faisable. »
Le fait que Ariel Henry ne fait rien contre les gangs explique où nous en sommes.
« Mais le problème avec la PNH est que cela prend du temps. Pour arriver à avoir un impact sur les gangs, cela prendra des mois. Selon le plan que j’ai formulé, cela prendrait douze mois minimum et c’est trop long. J’aimerais beaucoup que l’Etat haitien prenne quelques mesures. Et le fait que Ariel Henry ne fait rien contre les gangs explique où nous en sommes. C’est le plus grand problème du pays, et le chef de gouvernement de facto ne fait rien, c’est un problème. »
« La diaspora haïtienne [aux États-Unis] est bien informée et sait ce qui se passe en Haïti. Je les encourage à continuer de supporter leur famille en Haïti, et de mettre la pression sur leurs élus aux États-Unis. L’actuelle administration a fait campagne sur les droits humains. On ne peut pas promettre des choses, et faire l’exact opposé le moment venu. Il faut les forcer à donner des résultats. Je pense que la pression politique est un bon moyen. »
Amy Wilentz, journaliste à The Nation, a participé à cette discussion.
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