Manifester serait synonyme d’enflammer des pneus. Cette pratique semble être jeune en Haïti, mais a fait son chemin dans notre histoire de soulèvement en tant que peuple.
«Quand j’ai commencé à bruler les pneus dans les manifs c’était pour sauver mon groupe de hip-hop. Un candidat à la présidence avait promis à notre manager un char lors du défilé carnavalesque si on gagnait les rues pour lui». Mario n’avait que 18 ans à l’époque.
Il a grandi avec sa mère, sans père dans une quartier pauvre de Port-au-Prince. Il n’était pas le fils favori de la famille pour ne pas dire le rejeté. Il n’était pas du même père que son frère et sa sœur et son père l’avait complètement abandonné. Sa mère priorisait ses deux autres enfants ouvertement. Mario a subi de la violence physique jusqu’à ce qu’il décida de quitter la maison familiale. Il s’était habitué à dormir dans la rue pour fuir le fouet et la rage, souvent inexpliqués, de sa mère envers lui. C’est là, dans les rues de Port-au-Prince, qu’il a appris que seulement cent gourdes suffisaient à un enfant ou un jeune pour bloquer un carrefour avec des pneus enflammés et des barricades.
À l’époque où Mario se spécialisait dans la logistique et l’art du « boule kawoutchou», c’était le second tour des élections présidentielles dans le pays. Le candidat à la présidence qui leur vendait des promesses était en deuxième position ; il devait jouer sur toutes ses chances. Pour mieux réussir à bloquer une parcelle de rue Mario et sa bande ont toujours privilégié la prudence, « si la Police nous surprenait, nous serions tous foutus » expliquait-il avec un ton à demi excité. « Tous les gars qui réparent les pneus dans la capitale possèdent quelques-uns inutilisables encombrant les trottoirs. Ces pneus sont très utiles lors des manifestations. Pour l’essence, n’importe quel motard peut nous en procurer, les allumettes proviennent des marchandes de rue », si l’on croit Mario, la personne qui va faire monter la fumée noire dans une zone précise circule sans une pièce à conviction sur lui. Tous les ingrédients sont déjà sur le terrain de jeu. Nul besoin de se déplacer avec les équipements adéquats pour réussir un bon « boule kawoutchou » arrosé de barricade
Quand a-t-on pour la première fois brûlé des pneus en Haïti ?
Le Dr Watson Denis, Historien et professeur à l’Université d’État d’Haïti (UEH), confie que cette pratique serait née après le départ de Jean Claude Duvalier, en 1986. Le peuple était en furie et, passait par tous les moyens afin de parvenir au dechoukaj des tontons-macoutes. C’est dans la même période que le supplice du pneu ou père Lebrun (en référence à un vieil homme appelé Père Lebrun qui, dans une publicité télévisée présentait son magasin de pneu) a fait son entrée dans les manifestations en Haïti. Le phénomène des pneus enflammés allait être amplifié avec le Conseil national de Gouvernement (CNG) qui a relâché les restrictions sur l’importation de véhicules et de produits dérivés dont les pneus usagés. Le secteur privé haïtien a profité de ces nouvelles mesures pour introduire les pneus usagés sur le marché haïtien. « À partir de 1986, Haïti est devenu un pays spécialisé dans l’importation de produits de seconde main » relate le professeur. L’afflux des pèpè était énorme. Depuis lors, on ne peut s’en passer des pneus dans les soulèvements populaires. Les moindres revendications passent par la fumée noire des pneus enflammés.
Il est à signaler que ni le supplice du pneu (utilisé en Afrique du Sud pour sortir de l’Apartheid) ni les barricades des pneus enflammés ne sont des inventions haïtiennes. La France est aussi habituée à la pratique, et pour la stopper des mesures fortes ont été adoptées. Ainsi, une personne surprise à mettre le feu à des pneus est passible de deux ans d’emprisonnement et doit payer une amende de 75 000 euros.
Le rôle du kawoutchou dans nos revendications populaires
« Brûler le caoutchouc est un signe de mécontentement, c’est une réaction par rapport à des griefs non répondus par des autorités compétentes », a lancé un étudiant en Sociologie à la Faculté des Sciences Humaines (FASCH) qui n’a pas voulu qu’on cite son nom. Il est rentré à la FASCH en 2007 quand il avait 25 ans. L’étudiant a maintenant 36 ans. Pendant ses études, il a travaillé à l’IBESR et dans plusieurs Organisations non gouvernementales (ONG). Il travaille actuellement sur son mémoire et est enseignant en secondaire et dans certains centres de formation supérieure.
Depuis sa deuxième année à la faculté, il s’engageait dans les revendications populaires. Il était membre d’une structure universitaire appelée Asosyason inivèsitè desalinyen, desalinyèn. En 2008, l’étudiant en sociologie a gagné les rues pendant l’émeute de la faim. Il participé dans les manifestations en solidarité à la masse ouvrière pour réclamer 200 gourdes de salaire minimal, et bien sûr le brulage de pneus était de mise.
Le mémorant reconnait que des pneus enflammés sont importants pour dresser des barricades en vue de se faire entendre. Cependant, il s’indigne que cette pratique soit devenue ces derniers temps un coup d’épée dans l’eau. « Une fois que les flammes des pneus sont éteintes par la Police, la vie reprend son cours. » Il craint que l’on ne puisse recourir à une méthode bien plus grave prochainement dans les manifestations. Car le brulage de pneus perd de sa force symbolique. Avant 1986 explique-t-il, les manifestants se servaient que des branches d’arbres pour faire passer leurs revendications, ensuite nous sommes passées au kawoutchou. Il pense que nous sommes à la fin du règne du Kawoutchou dans nos habitudes de protestation en Haïti.
Pour Mario, la formule des pneus enflammés n’a pas marché en ce qui a trait à ses attentes personnelles. Le candidat, une fois élu, n’a pas tenu ses promesses envers son groupe ; L’année suivante, Mario a été au Champs-de-Mars durant les festivités carnavalesques, en tant que simple spectateur malgré tous les risques et périls encourus pour cet homme politique.
Laura Louis
*Mario est un nom d’emprunt
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