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Chita Pale | Il a quitté Harvard pour venir travailler à Martissant. Aujourd’hui, Dave Fils Aimé déconseille cette décision.

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L’initiateur de « Basketbòl pou ankadre lajenès » était de passage à Chita Pale ak AyiboPost, le 23 avril dernier. Extraits choisis de cette discussion

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« Le Martissant [de mes douze ans] n’est pas celui que nous avons aujourd’hui. Bien que pendant les années 1990, il avait la réputation d’un quartier avec beaucoup de précarités, mais le banditisme n’était pas tel qu’il est aujourd’hui. Je fréquentais l’école Saint-Jean à Turgeau, et nous étions seulement deux dans ma promotion à habiter Martissant. »

« La migration interne du pays est l’une des causes de la situation à Martissant. C’est la première destination à Port-au-Prince de ceux qui viennent du côté sud du pays. Beaucoup de ces gens s’arrêtent là. La majorité d’entre eux qui n’avaient pas de maisons sont allés bâtir dans les mornes, comme à l’endroit que nous connaissons aujourd’hui comme Grand-Ravine. 30 à 40 ans de cela, il n’y avait pas toutes ces maisons que nous connaissons dans les mornes. Les gens ont aussi construit au bord de la mer. La Route Nationale #2 n’est pas celle d’autrefois. Les gens ont repoussé la mer. Voilà comment nous avons aujourd’hui Martissant 2, Martissant 4, Cité de l’Éternel au bord de la mer, puis Grand Ravine et Petit Bois dans les hauteurs. Ces gens ont laissé leur province à la recherche d’une vie meilleure pour leurs enfants et leurs proches et l’État ne s’en est pas occupé. La situation que nous avons aujourd’hui n’est pas un mystère. »

« Je maintiens encore aujourd’hui des liens d’autrefois à Martissant. Des amis que j’ai eus enfant, des gens avec qui mes parents étaient généreux. J’ai habité Martissant de 2012 à 2015. Puis je suis parti faire des études niveau Master, et quand je suis revenu en Haïti en 2020, marié à une étrangère, vu la situation de la zone, je ne me suis pas senti à l’aise pour y retourner. J’y vais plusieurs fois par semaine dans le cadre du travail que nous faisons avec les jeunes au sein de Basketbòl pour encadrer la jeunesse. »

« Mon petit frère et moi avions eu un visa d’un an, c’est ainsi que nous sommes allés avec mon père, rejoindre ma mère et ma petite sœur qui étaient déjà à Miami. C’était pendant les vacances d’été, et ma mère a jugé préférable que nous allions vivre aux États-Unis, vu la situation du pays. Cela m’a attristé, j’ai toujours aimé Haïti, je ne rêvais pas de m’en aller. J’étais fier de hisser le drapeau tous les lundis quand j’étais à Saint-Jean. J’ai été admis à Saint-Louis de Gonzague, l’un de mes plus grands rêves. J’ambitionnais d’y jouer au football. Tous ces rêves sont tombés à l’eau quand mes parents ont pris cette décision. J’ai dû m’adapter; j’ai appris à parler anglais.  Après six mois, je commençais à maîtriser l’anglais et je me suis dit, élève brillant que j’étais, pourquoi ne pas continuer sur la même lancée. Ce n’est pas parce que j’ai changé de pays que tout est perdu. »

« Il y a un programme, ISL, pour permettre à tous les nouveaux étudiants qui ne parlent pas l’anglais d’apprendre la langue. Normalement, c’est un programme qui dure quatre ans. J’ai été dispensé après un an, car j’avais obtenu le meilleur résultat à l’examen d’État de la Floride. J’ai été envoyé à un cours avancé. Un an plus tard, j’ai quitté la première partie de l’école secondaire. J’ai reçu de mes camarades le prix du jeune ayant le plus de chance de réussir dans la vie. Cela m’a beaucoup encouragé, j’ai fait des recherches sur les différentes universités aux États-Unis et mon rêve c’était d’aller étudier à Harvard. Je suis arrivé aux États-Unis avec un visa touristique qui a pratiquement expiré. Après un an, je n’avais pas de statut légal dans le pays. Les démarches entreprises par mon père pour régulariser notre situation n’ont abouti que six ans plus tard. Je devais à tout prix trouver le support qu’offrent certaines universités. Sinon, je ne pourrais pas les fréquenter. C’est courant en Floride du Sud que même des élèves brillants n’arrivent pas à aller à l’université parce qu’ils sont en situation irrégulière. Je me suis donc battu pour avoir une place au sein de l’une des meilleures universités. »

« J’ai dû consentir beaucoup d’efforts pour rester connecté à Haïti. Mon petit frère, qui avait neuf ans quand nous sommes partis a totalement changé. Il est tellement devenu américain qu’il est maintenant soldat sur une base américaine en Corée du Sud. J’avais toujours eu l’intention de revenir. J’ai fait beaucoup d’efforts pour rester connecté à la culture du pays. Je suis un mélomane. J’ai continué à écouter la musique haïtienne, Emeline Michel, les chanteurs de compas… J’ai même découvert les nouveaux chanteurs comme Mikaben, Belo, que je ne connaissais pas vraiment avant de quitter Haïti. Bien sûr, il y a aussi la lecture. J’ai essayé de trouver des livres ayant un lien avec Haïti. Le fait d’être en Floride m’a aussi aidé. J’ai pris des cours de français. Il y avait aussi beaucoup d’autres jeunes haïtiens à ces cours. »

« Avant de me décider à revenir en Haïti, j’ai commencé ma carrière de politologue dans la politique américaine. J’ai fait un stage avec le parti démocrate qui m’a offert l’opportunité de rencontrer le président [Barack] Obama. Mon focus a vraiment changé après le tremblement de terre. Je me suis senti dans l’obligation de revenir immédiatement apporter ma contribution. J’avais trouvé une opportunité, une offre d’emploi au programme des Nations unies pour le développement qui m’a permis de revenir en Haïti en mai 2012. J’aime Haïti depuis mon enfance, j’aime notre histoire, notre façon d’être, notre culture. Pour moi c’était vraiment une obligation de revenir. »

« Quand je suis revenu en Haïti en 2012, j’ai décidé de revenir habiter Martissant. Lorsque mon patron m’a interrogé sur cette décision je lui ai répondu que je suis de Martissant, que j’y ai des amis et de la famille, et que je m’y sentirai plus à l’aise. Après tout ce temps passé à l’extérieur, j’ai senti que j’y serai beaucoup mieux encadré. Ce qui m’a interpellé lorsque je suis arrivé dans mon quartier, c’est de voir que la majorité des jeunes qui y habitent ont moins de 25 ans et la plupart étaient issus de foyers monoparentaux. Il n’y avait pas beaucoup de monde pour les encadrer. J’ai aussi remarqué qu’il y avait beaucoup de paniers dans la zone et que beaucoup de ces jeunes s’intéressent au basket. J’ai travaillé comme directeur d’opération de l’équipe de basket de l’université de Yale pendant deux saisons. C’est un sport pour lequel j’ai une passion et de l’expérience. Je me suis dit pourquoi ne pas utiliser ce sport comme un outil pour encadrer les jeunes de Martissant. C’est ainsi qu’en juillet 2013, nous avons lancé Basketbòl pou ankadre lajenès. »

« Nous ne sommes pas une école de Basket. Nous utilisons tout simplement le sport comme un outil pour encadrer les jeunes. Normalement, chaque séance commence en salle de classe. Nous travaillons avec les jeunes les vendredis, samedis et dimanches. Nous partageons avec eux une citation du jour, que nous utilisons pour les inspirer et les motiver. Chaque jeune qui intègre Basketball pour encadrer la jeunesse reçoit un cahier et une plume. Il y écrit la citation en anglais et en créole, ainsi qu’une courte biographie de celui qui l’a dite. Chez lui, le jeune a l’obligation d’écrire un paragraphe de réflexion sur cette citation. »

« Nous mesurons le succès de cette initiative par le fait d’avoir des jeunes qui sont là depuis 2013. Huit ans plus tard, ils sont toujours membres de l’organisation. D’autres étudient à l’université, reçoivent des bourses pour étudier dans une université pour laquelle ils ne paient pas… Par exemple Rony Jean Junior qui a commencé avec nous à Martissant en juillet 2013 étudie à la faculté CRAAN. »

« Être avec ces jeunes me rappelle que peu importe là d’où l’on vient, et le contexte dans lequel on vit, on peut parvenir à réaliser des choses dans la vie. Cela me donne beaucoup d’espoir pour le pays malgré la période difficile par laquelle nous passons. Je reste optimiste. Ces jeunes me motivent. Je vois le résultat et sais que je ne travaille pas en vain. »

« Cela m’arrive de faire face au problème du banditisme. J’ai été braqué en allant visiter une école à Cité Soleil. Après la mort de Ti Hougan, la situation était devenue compliquée. Nous ne pouvions plus continuer à utiliser le local que nous utilisions pour le projet Drouillard. Il nous fallait en trouver un autre. En allant visiter une école que nous étions en train de considérer comme un nouvel espace pour travailler avec les jeunes, un groupe de quatre messieurs nous a braqués. Je me suis identifié. Je ne portais pas d’armes. Ils ont vérifié l’intérieur de la voiture puis nous ont laissés nous en aller. »

« J’ai l’habitude de voir les jeunes avec leurs armes, même s’il ne la pointe pas en ma direction. Une fois, toujours à Cité Soleil, j’étais en train de faire des travaux de rénovation dans l’espace où nous travaillons avec les jeunes, et le chef de la zone a décidé que ce serait lui qui choisirait les personnes pour effectuer ce travail. J’avais accepté dans la mesure où la personne choisie pouvait faire le travail. Le dernier jour du travail, le responsable m’avait demandé de me préparer à donner quelque chose à ces gens-là, car ils commençaient à en faire la demande.   Lorsque je suis arrivé sur les lieux, il y avait un type qui s’amusait à jouer avec une arme de guerre. En partant, j’ai vu l’adjoint du chef de la zone, une arme de guerre au cou. Il m’a dit que j’allais partir et qu’il avait faim. Je lui ai suggéré de lui faire donner à manger par la dame qui s’en occupait. Il a accepté et j’ai pu partir sans lui avoir donné un sou. »

« Cela m’a vraiment touché. Il avait au cou une arme qui valait des milliers de dollars. Il ne m’a pas exigé de lui donner de l’argent. Il avait tout simplement faim et voulait manger. Tandis qu’avec l’arme qu’il avait, il aurait pu tout me prendre. Beaucoup de ces jeunes, impliqués dans les mauvaises actions dans le pays, se trouvent dans cette situation par l’entremise de ceux qui leur fournissent des armes. Voilà pourquoi ce que nous faisons s’avère plus important que jamais. Le taux de banditisme n’arrête pas de grimper en particulier dans ces deux zones : Martissant et Cité Soleil. La meilleure façon d’aider ces jeunes est que l’État se responsabilise, qu’il crée des opportunités pour ces jeunes d’apprendre et de trouver du travail par la suite. »

« Nous ne nous limitons pas seulement au basket, nous avons d’autres partenariats, par exemple le projet de lecture. La bibliothèque nationale et la FOKAL nous donnent des livres que nous mettons disponibles pour ces jeunes. Pour chaque livre lu et le rapport de lecture obtenu, les parents du jeune reçoivent une somme d’argent qui contribue à sa scolarité. Aussi, ceux qui obtiennent une moyenne supérieure ou égale à huit reçoivent 100 dollars américains chaque année. Ceux qui finissent leurs études classiques ont des possibilités de bourses à la faculté CRAAN. Et s’ils choisissent d’étudier dans d’autres facultés, ils reçoivent de même un appui. Par exemple, nous avons un jeune à la faculté de Médecine de l’université d’État d’Haïti. Nous lui donnons dix mille gourdes de frais pour couvrir le transport. »

« J’ai moi-même financé les activités durant la première année. Un an plus tard, nous avons eu notre première subvention de la FOKAL. Plusieurs familles et amis à l’étranger font des donations. Il y a aussi des fondations qui financent certaines de nos activités. J’estime que nous ne priorisons pas assez le sport et les activités parascolaires en Haïti. C’est l’un des problèmes de l’école. Par exemple, un groupe de filles de notre programme à Martissant va à l’école tous les jours. Cela ne fait aucun sens. »

« Je ne peux pas dire qu’Haïti a une politique étrangère. Nous sommes tout simplement obligés d’avoir des relations diplomatiques et des ambassades. Par exemple, lorsque j’étais à Washington, l’un de mes collègues et moi avions l’habitude de nous plaindre de ne pas avoir de politique migratoire en Haïti. Je suis allé à l’ambassade d’Haïti aux États-Unis, j’ai appris avec peine que beaucoup d’Haïtiens passent par les frontières du Mexique pour atterrir aux États-Unis. Ces gens-là sont mis en prison, automatiquement arrivés aux États-Unis. Les familles sont séparées. J’ai rendu visite à des Haïtiens qui ont été emprisonnés dans ces conditions-là, en Virginie. Au début, j’ai hésité à le faire, car je savais l’état haïtien incapable de les aider. J’ai simplement répondu à la demande d’une ancienne collègue de l’accompagner. L’un d’entre eux a quitté Haïti depuis l’an 2000. Ils passent par l’Amérique du Sud, traversent l’Amérique centrale, où ils rencontrent beaucoup de difficultés, pour se retrouver en prison quand ils passent enfin la frontière du Mexique. Une politique migratoire aurait permis aux gens d’avoir des informations, et de comprendre que ce n’est pas nécessaire de se donner toute cette peine pour aboutir à un tel résultat. »

« Haïti n’est pas encore parvenu au rang des priorités dans la politique étrangère des États-Unis. Leur politique étrangère est comme un train. Il est difficile pour un train de changer de direction. Cela demande du temps. »

« La situation a vraiment changé en Haïti depuis 2020. Je ne me sens pas à l’aise de conseiller à quelqu’un de venir en Haïti et de voir un malheur lui arriver. »

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La rédaction de Ayibopost

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