Face à l’insécurité et les troubles politiques, certains citoyens n’envisagent pas l’avenir de leurs enfants en Haïti, quitte à enrichir davantage la République voisine
Fred Jean Louis est un travailleur de la presse en Haïti. Chaque matin, à côté d’autres présentateurs, il anime une émission politique sur les ondes d’une station de radio de la capitale.
Louis se décrit comme un journaliste qui ne ménage pas ses mots pour critiquer les élites du pays qui, dit-il, ont piteusement failli à leur mission.
Pourtant, cet homme qui défend son pays sur les ondes s’est vu obligé de faire un choix tranché à la fin de l’année 2019, en plein cœur du mouvement « peyi lòk ». L’analyste politique a inscrit son enfant de deux ans, en première année de kindergarden, en République Dominicaine.
« La vague d’insécurité touchant des écoliers qui prévaut en Haïti depuis 2019 » est à la base de cette tendance en nette augmentation aujourd’hui, malgré l’inexistence de chiffres sur le phénomène, analyse le directeur exécutif de la « Fondasyon Zile », Edwin Paraison. L’ancien ambassadeur d’Haïti en République voisine suit attentivement l’évolution des relations entre les deux pays.
Une exposition constante
Fatigués par le chaos et l’impunité généralisée qui règnent en Haïti, d’autres parents haïtiens veulent emprunter le chemin pris par Fred Jean Louis.
Père de trois enfants, Alabré Paul fait partie des forces de l’ordre. Très bientôt, ce policier compte envoyer ses progénitures en terre dominicaine pour leur faciliter une éducation ininterrompue dans un environnement plus serein.
Alabré Paul déplore une exposition constante à « la criminalité en Haïti », où les forfaits sont commis au grand jour alors que les corps des victimes gisent souvent pendant des heures sur la voie publique au vu des enfants et des adultes.
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Il n’existe pas de statistiques publiques sur le nombre d’enfants haïtiens scolarisés au pays du président Luis Abinader. Selon une étude publiée en juin 2018 et réalisée par l’Enquête nationale auprès des Immigrants (ENI), les Haïtiens représentent 87,2 % des 670 933 étrangers vivant en République Dominicaine.
De 2012 à 2017, pas moins de 46 300 Haïtiens ont officiellement élu domicile en République voisine, soit 9 260 nouvelles têtes chaque année.
Une augmentation constante
Ce flux d’immigration fait grossir la population de citoyens dominicains d’origine haïtienne. Elle se chiffre à 253 255 selon les dernières données. 171 859 d’entre eux ont les deux parents nés en Haïti et 81 590 ont un parent né en Haïti et l’autre en République Dominicaine.
Edwin Paraison souligne que, malgré les déportations parfois violentes, le nombre d’Haïtiens vivant en République voisine est en nette augmentation aujourd’hui par rapport à 2018.
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En République Dominicaine, aucun organe d’état ne publie de chiffres sur la quantité de visas livrés quotidiennement à des citoyens haïtiens.
Cependant, en septembre 2018, le journal Diarrio Libre avait rapporté les paroles d’un aspirant à la présidence du Parti de Libération Dominicaine (PLD), Francisco Dominguez Brito, qui expliquait que les autorités de son pays livrent annuellement entre 80 000 et 120 000 visas à des citoyens haïtiens.
Les visas coutent cher et constituent des rentrées considérables pour l’État dominicain. D’autres secteurs d’activités en République voisine comme les établissements scolaires, les universités ou l’immobilier, profitent aussi de la migration et de l’envoi de capital des Haïtiens.
Une aubaine
Pour entretenir sa famille en République Dominicaine, Fred Jean Louis révèle avoir besoin de près de 400 dollars américains chaque mois. Les dépenses pour son bébé sont claires dans sa tête : 200 dollars pour le loyer, 50 dollars comme frais scolaires et 150 pour le ménage.
En cumulant ses revenus provenant de sources diverses en Haïti, le journaliste ne perçoit que 50 000 gourdes par mois, soit moins de 800 dollars américains.
D’autres parents choisissent d’accompagner personnellement leurs enfants en terre voisine. 77 % des Haïtiens vivant en République Dominicaine ont un revenu. Cette estimation a été rapportée par le ministre dominicain de l’Économie, de la Planification et du Développement, Isidoro Santana, en marge de la sortie de l’enquête de l’ENI il y a deux ans.
On retrouve les Haïtiens surtout dans le secteur agricole, dans la construction et dans le commerce, dévoile l’enquête.
Des risques
Envoyer son enfant à l’école en République Dominicaine est un pari dangereux et Fred Jean Louis ne cesse d’y penser.
Sa première crainte est d’apprendre que son enfant s’est fait agresser dans ce pays où des groupes extrémistes ne cessent de s’en prendre à des membres de la communauté haïtienne. La deuxième est qu’en inculquant une éducation dominicaine à son enfant là-bas, ce dernier ne parvienne pas à développer de l’attachement pour Haïti.
En accord avec sa femme, Fred fait tout pour mitiger les risques. L’enfant apprend le créole et se nourrit de la cuisine haïtienne.
Entre-temps, Haïti continue de glisser dans l’anarchie et le banditisme. Entre janvier et aout 2020, l’association politique Nou p ap dòmi a recensé 944 meurtres.
Faute de pouvoir juguler l’insécurité et trainer les criminels devant la justice, les autorités choisissent de collaborer avec eux. Un regroupement de bandits, dénommé G9, a été créé sous l’instigation d’une structure étatique montée pour encourager leur désarmement.
Au mois d’avril 2020, le Premier ministre Joseph Jouthe avait admis avoir parlé à maintes reprises à un chef de gangs qui, avec sa bande, terrorisait les habitants de Martissant et du Bicentenaire.
Samuel Celiné
Fred Jean Louis et Alabré Paul sont des noms d’emprunt utilisés pour protéger l’identité des parents.
Photo couverture: Metro
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