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«Aucune preuve contre moi», chante Sweet Micky dans un bar de Pétion-Ville

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Aucun président dans l’histoire de ce pays n’a jamais été jugé. Ceci explique peut-être l’attrait irrationnel pour une fonction sans gloire ni palais. Rencontre avec l’ancien chef d’État redevenu chanteur de charme: Michel Martelly

La Rue Panaméricaine, cette nuit de décembre, est une artère qui ne vascularise plus. Les hommes-bêtes de somme avec leur charrette encombrée, les chauffeurs de motos qui scintillent comme des sapins de noël, les camions sans frein, les camionnettes desquelles surgissent des visages si las qu’on dirait une mauvaise nouvelle, les 4X4 réfrigérés, les flics qui tentent le tout pour le tout et n’y parviennent pas, la fumée, la fumée, la fumée, on n’avance plus, la radio dit que le monde tourne encore, mais cela ne fait pas un pli, il est en arrêt.

Derrière le portail du Jojo, c’est un beau bâtiment de briques – on dirait ces brasseries de Brooklyn où les jeunesses stakhanovistes noient leur fatigue. Il y a des gardes en arme, en kaki, qui barrent le chemin, une femme en particulier commanditée par l’État, avec son fusil d’assaut, son gilet pare-balles, elle scrute le vide, c’est un ballet d’armes lourdes, de fouilles au corps, de sourires figés et d’empressement, on dirait une réunion à huis clos de l’ONU. C’est un concert de Sweet Micky. Il est là, rasé et tondu de près, la jeunesse éternelle de Dorian Gray, tout glisse sur lui, il est seul sur la scène, ses musiciens ne sont pas encore arrivés.

Michel Martelly tapote un double clavier d’animateur forain, de chanteur de charme, c’est l’homme-orchestre du Titanic. Les spectateurs arrivent doucement, ils ont garé leur machine sur le parking qui leur est dévolu – c’est une chose précieuse un parking dans cette ville où il n’y a pas de trottoirs. Ce sont des couples, souvent un monsieur dont la peau est très blanche, avec une jeune femme dont la peau est très noire. Il y a des couples plus rangés, aussi, ils vont tous saluer l’artiste comme on embrasse une relique sainte. Il rit très fort, il donne des blagues.

Le public de cet ancien président est composé de mulâtres, de fortunés, mais aussi de ministres actuels (on ne les reconnaît pas, mais il y a un bristol posé sur leur table qui dit, par exemple : ministère du commerce). Il y a aussi un étrange équipage de Vénézuéliens très bruyants, le plus âgé va embrasser Martelly. Il est un ambassadeur de la Loteria Nacional. Il veut en implanter une branche en Haïti, « ce serait un merveilleux marché », explique son fils dans un anglais d’Amérique. On n’en croit pas ses yeux. Tandis qu’Haïti bruisse d’une catastrophe nommée Petrocaribe, l’ancien président embrasse publiquement un Vénézuélien qui veut implanter une nouvelle borlette sur une île dont la seule industrie viable semble justement être la borlette.

Tout est transparent. Rien n’est caché. Michel Martelly accepte volontiers de me parler. Il se plaint du « système » qu’il a dû affronter, « un système qui vit de la misère et que la rue tente aujourd’hui de déloger, si on continue on va y arriver. » C’est à n’y rien comprendre. Martelly parle comme quelqu’un qui n’aurait pas été président, qui ne jouerait pas ce soir devant l’élite économique et politique de son pays, il parle comme un type tombé là par hasard, comme une petite marchande de La Saline, comme un homme-bête de somme de Carrefour-Feuille, comme un pêcheur des Abricots, comme une cultivatrice de café près du Cap, il parle comme s’il n’y était pour rien, comme un type irresponsable de tout. Le seul bilan de son grand œuvre ? « Se pa fòt mwen. »

« Oui, je gagne mon argent en montrant mon cul, mais comme politique j’étais sérieux » – Michel Martelly

On peut tout lui dire, il s’en fout pas mal. Il montrait son cul même lorsqu’il était président : « Oui, je gagne mon argent en montrant mon cul, mais comme politique j’étais sérieux ». La rue depuis trois mois lui demande des comptes pour les milliards de dollars volatilisés : « Ils peuvent bien parler de Martelly et de Petrocaribe, ils n’ont pas une once de preuve. » On essaie de se mettre à sa place, un homme qui a été l’une des stars les plus célébrées de son pays, un ancien chef d’État qui chante le « Métèque », sa gueule de juif errant, de pâtre grec, dans un petit club de Pétion-Ville. Devant ceux qui ne le lâcheront jamais, devant cette aristocratie endogame, devant ces puissances fébriles qui sentent que quelque chose se passe, mais ne veulent encore y croire.

On essaie de se mettre à la place de Martelly. Avoir dérouté à tel point son destin de « vagabond » (c’est lui qui utilise le mot), avoir discuté avec Barack Obama, pour en arriver là. Le pays lòk. La dévaluation sans précédent de la gourde. La malnutrition et la misère à des sommets dans son pays. Les gangs qui gèrent leurs affaires sans économiser les balles perdues. Et rien, rien, même plus de tôles rouges, des engins de chantier que certains de son clan veulent encore revendre à l’Île à Vache ; ils ne tondent pas seulement la laine sur le dos de leur peuple, ils se repaissent des derniers poux et des ultimes tics parce qu’il ne reste plus rien d’autre et qu’il faut bien manger. Inutile de chercher à se mettre à la place de Martelly. Il est insignifiant. Il est le résultat le plus probant d’une dislocation des élites, il n’est que le bout de la chaîne des irresponsabilités, il est un clown duvaliériste, le bouffon des puissants.

« Si vous me dites que, parce qu’il y a de la misère, on ne devrait plus s’amuser, je vous dis carrément que vous avez tort. Quand j’étais président, j’ai lancé deux carnavals, pas parce que j’étais fou, mais parce que c’était bon pour le business. La misère ne se vend pas. Il faut changer l’image du pays. Il faut aussi changer les gens, certains préfèrent avec l’argent de la diaspora fumer un petit joint de cannabis plutôt que d’envoyer leurs enfants à l’école. » Micky retourne à son double clavier qu’il fait la plupart du temps semblant de toucher, il reprend des morceaux en anglais : « Stand By Me », « Many Rivers to Cross », des chants de bravoure, de résilience, de chute chevauchée. À ce moment précis, il semble heureux.

Pourquoi veulent-ils de ce pouvoir-là ? Pourquoi désirent-ils tous être présidents de ce pays ? Pourquoi aspirent-ils encore à cette fonction sans gloire et sans palais ? J’ai vécu il y a quelques jours à Port-au-Prince une scène qui m’a rappelé trait pour trait une scène que j’avais déjà vécue il y a presque dix ans. Quelques mois après le séisme, je m’étais rendu dans les ailes délabrées du Palais national, j’avais arpenté les salles anciennes, enjambé les bris de verre et les gravats, je m’étais souvenu de ces lieux intacts, du premier président haïtien que j’avais rencontré là en 2003, le président Aristide – il m’avait terrorisé de son œil malade quelques jours seulement après qu’il fut condamné à vider le plancher.

Au fond d’un couloir encore intact, de cette bâtisse meringuée qui s’était effondrée comme une tourte, à côté d’un piano blanc qui avait été acheté pour le concert du pianiste cubain Bebo Valdès, je suis entré dans une pièce dont le sol était recouvert de courriers. Je me suis baissé, j’ai balayé d’une main la poussière qui mangeait tout, et j’ai saisi une lettre adressée au président Préval. On aurait dit une pièce archéologique, elle ne datait que de quelques années ; un séisme avait passé sur elle. Un jeune homme dans un français créolisé suppliait le président de lui offrir une bourse pour quitter le pays ; je me souviens en particulier d’une formule : « Je suis fatigué de la vie grangou ». La lettre était pleine de respect pour la fonction, pour l’inatteignable destinataire, pour cette promesse infinie de délivrance. Le président est Dieu, il est le miracle, il est la borlette.

« Je suis allé visiter les Archives nationales à Poste Marchand. » Photo: Arnaud Robert

Il y a quelques jours, tandis qu’on s’apprêtait à commémorer la terre qui a tremblé, je suis allé visiter les Archives nationales à Poste Marchand. J’y ai rencontré des fonctionnaires dévoués. On m’a dit que, si aucun président n’avait jamais consenti au moindre investissement pour ce service, c’est que les archives conserveraient aussi la mémoire de leurs malversations et qu’ils n’y trouvaient pas d’intérêt particulier. Nous sommes montés à l’étage. Dans un entrepôt surchauffé, presque une grange où flottent encore des bâches d’USAID, on trouve des livres d’État civil qui datent d’avant l’indépendance, du jour de l’indépendance. Un matin, les registres sont datés avec le calendrier révolutionnaire, 9 Nivôse de l’an XII. Le lendemain, on est en janvier 1804. C’est la même plume qui gratte le papier, le même fonctionnaire, rien n’a changé, c’est un pays neuf.

Si aucun président n’avait jamais consenti au moindre investissement pour ce service, c’est que les archives conserveraient aussi la mémoire de leurs malversations

« Celui qui craint la poussière ne pénètre pas ici », avertit le directeur de l’institution. Il vous déconseille gentiment, après avoir touché les documents, de porter votre main à la bouche par crainte des « champignons ». Le sol est jonché de documents historiques, les livres partent en miettes, des cartons, entassés comme des carcasses d’animaux, sont estampillés : Ministère de l’Intérieur – 1850 ou Intérieur – 1880. Au fond d’un galetas, ils ont rempli des sacs de riz avec les archives des Forces armées d’Haïti, on dirait une barricade qui ne protège plus de rien. Par terre, les six archivistes diplômés de cette nation ont vidé des sacs pour en scruter le contenu. Ce sont des lettres qui n’ont jamais été ouvertes, toutes adressées par des Haïtiens de l’extérieur au Général Raould Cedras, Commandant en chef des Forces Armées d’Haïti, Grand Quartier Général des Forces Armées d’Haïti, Rue Geffrard, Port-au-Prince, Haïti. Elles datent toutes de 1994, ce sont les lettres de février et mars, il y en a des dizaines, on en décachète quelques-unes.

C’est un insoutenable lamento. La demande urgente de libérer des citoyens incarcérés, de faire le jour sur des exécutions extrajudiciaires, des assassinats, des disparitions ; les signataires écrivent à la main le nom des victimes, leurs proches, qu’ils ne verront plus ; espèrent-ils encore, pourquoi s’en remettent-ils au président qui est lui-même responsable de leur malheur ? C’est qu’ils croient encore à la grâce du Tout-Puissant, au pouce levé de l’empereur, à cette violence implacable qui peut à tout instant, par caprice, par fatigue, renoncer à s’exercer. En Haïti, le chef d’État n’est pas le garant de l’institution, le dépositaire du pouvoir limité qu’on lui remet provisoirement, il est le grand magicien. Il est Saturne, le dieu vorace. Un papa cannibale.

Il y aurait mille millions de choses à dire au moment où l’on se souvient des dix ans qui viennent de s’écouler, mille faillites collectives, la chute sans fin du monde du développement, l’ONU des viols et des épidémies, les promesses non tenues, la laideur du secours qui a succédé à l’horreur du tremblement, toutes les bonnes volontés qui sont ici multiples et se sont peu à peu épuisées dans le tumulte des intérêts singuliers. Mais au fond, je pense d’abord à ces lettres au président, dix ans d’écart, que personne n’a jamais songé à ouvrir. Ces bouteilles à la mer qui concentrent le désir irrépressible de justice, l’absence totale de corps intermédiaires, de corps même dans cet État, mais aussi l’étonnante capacité que les dirigeants ont ici à ne jamais rendre de compte.

Depuis dix ans, j’ai vu Jean-Claude Duvalier revenir au pays, la nuque figée par une vie de grand froid, et manger dans un restaurant de Pétion-Ville non loin de la femme d’une de ses victimes. J’ai vu une école de droit l’accueillir comme le libérateur. J’ai vu un autre président retourner chez lui et s’y calfeutrer, tout en restant l’ombre qui plane sur toute politique haïtienne. J’ai vu des tribunaux renoncer à juger des dictateurs, des arrêtés parodiques, des dénis de droit, j’ai vu les victimes défiler dans une cour si mal en point qu’un mauvais coup de vent la ferait s’envoler. J’ai vu que, jamais, Raoul Cedras depuis son exil panaméen ne devrait expliquer pourquoi ces lettres n’ont pas été ouvertes. J’ai vu un ancien président chanter « Bandit Légal » sans que personne ne songe à lui expliquer à quel point l’oxymore au cœur de son tube est le vrai problème d’Haïti. Un pays de politiciens impunis.

En Haïti, le chef d’État n’est pas le garant de l’institution, le dépositaire du pouvoir limité qu’on lui remet provisoirement, il est le grand magicien.

Et puis, presque chaque jour, dans cette ville qui n’avance plus, dans ces embouteillages qui asphyxient et les êtres et l’économie, j’ai vu surgir le cortège interminable du président actuel. On dira que c’est anecdotique. Mais il faut décrire cela. Sur Juvénat, vers 17h, on se croirait dans une file d’affamés qui attendent leur pitance, rien ne bouge, dans les deux sens, et puis soudain on perçoit le vacarme effarant des sirènes, on s’écarte comme on peut en vitesse, pour laisser un passage intérieur aux vingt, trente véhicules du président, les vitres teintées, les armes qui débordent des voitures-escortes. Il est écrit partout, sur les plaques minéralogiques : Service de l’État – c’est la chose la plus drôle de ce texte.

Derrière le cortège, les 4X4 privés les plus hardis se précipitent pour profiter aussi de la voie accélérée ouverte par la force. Le président, c’est Moïse. Littéralement. Il ouvre en deux la mer des machines qui se referme vite derrière lui. Ce n’est pas anecdotique. Cette scène se reproduit tous les jours pour tous les habitants de la capitale, toutes ces voitures au service de l’État qui non seulement ne rendent aucun service, mais échappe par la violence du pouvoir absolu au plus sûr des cancers haïtiens : l’impossibilité physique de se rendre sans encombre d’un point A à un point B.

Je comprends pourquoi Jovenel Moïse reste au pouvoir. Même s’il a démontré sa nullité en toutes choses et sa capacité à n’être jamais à la hauteur de rien. Il possède des gyrophares et des plaques minéralogiques qui lui permettent de rentrer chez lui à toute berzingue.

Voilà pourquoi les Haïtiens veulent être présidents.

Arnaud Robert

Photos: Georges Harry Rouzier

 

Arnaud Robert est un journaliste et réalisateur suisse. Il travaille sur Haïti depuis 2003. Avec le photographe Paolo Woods, il a publié une enquête dans Le Monde sur les nantis d’Haïti mais aussi le livre « État ». Avec le réalisateur Ian Jaquier, il a signé le documentaire « Bondyé Bon » sur les conflits de religion. Il a aussi publié en recueil ses chroniques du Nouvelliste, « Journal d’un Blanc ».

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