LA HONTE
22 h 30, des bandits armés surgissent dans la résidence port-au-princienne de Philippe Fils-Aimé. Ils tentent de kidnapper sa femme et sa fille. Dans un acte de foi héroïque, Fils-Aimé s’oppose aux assaillants, ce qui lui vaudra cinq balles qui lui transpercent le corps et le laissent pour mort. Les images de son corps sanglant ont envahi les réseaux sociaux révélant à nouveau la spirale de violence qui consume un pays où le dollar civilise avec les canons.
Carla Beauvais
Je ne sais pas par où commencer cette conversation avec toi Philippe. Je me rappelle quand mon ami Jean-Philippe Argant (architecte de marque d’origine haïtienne vivant au Canada) m’a envoyé les images suite à l’attaque que tu as subie. Je me souviens de la peur et de la colère qu’il avait dans sa voix. Je me remémore son incapacité à trouver un sens à tout ce qui se passe dans le pays. La vérité, c’est que plus rien ne fait sens, je crois. J’imagine (du moins j’essaie d’imaginer) les sentiments qui peuvent t’habiter après avoir vécu l’enfer sur terre et d’avoir frôlé la mort. C’est une chose de philosopher sur les déboires du pays, c’en est une autre de porter en soi les marques et blessures.
Lors d’un échange récent, tu m’as partagé cette citation de Marx : « La honte est un sentiment révolutionnaire ». Cette formule est restée gravée dans ma mémoire. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais il me semble que cette phrase à elle seule pourrait être une raison suffisante pour transformer Haïti. L’état de décrépitude du pays, l’insécurité omniprésente, la violence sous toutes ses formes, les inégalités sociales, les infrastructures inexistantes, l’exode massif… Quel Haïtien n’a pas honte d’observer cette triste tragédie qui nous enfonce de plus en plus dans les abîmes ? Que faire pour que la honte change de camp ? Pour que la honte consume plutôt nos bourreaux qui ne semblent éprouver aucun sentiment ou cas de conscience ? Marx disait aussi qu’il doit y avoir quelque chose de pourri au cœur même d’un système social qui augmente sa richesse sans diminuer sa misère. On pourrait sans doute appliquer cette même analogie à l’élite, la classe politique et économique du pays. Non ?
On doit avoir honte du monde dans lequel on vit, honte de ses propres privilèges face à ceux qui n’ont rien, honte de la fortune des puissants lorsqu’elle devient indécente. On doit se battre à la fois par honte et pour ne plus avoir honte, comme le dit si bien l’auteur Frédéric Gros. Dis-moi Philippe, et si notre honte collective devenait le moteur de notre révolte, d’une révolution politique et sociale pour se réapproprier notre fierté haïtienne ?
Philippe Fils-Aimé
Chère Carla, comment cela se passe-t-il, une tentative de kidnapping ? Assurément, chacun doit ressentir à sa façon les marques et blessures que l’on subit lors d’une éruption d’énergumènes en tout début de soirée, au beau milieu de votre salon. Impossible cependant d’oublier le profil menaçant des armes de guerre pointées sur votre femme et votre fille. Rien de plus clair et d’effroyable : ces créatures s’apprêtent à les amener en captivité et vous devez, en une fraction de seconde, prendre une décision. Flash-back du temps de l’esclavage, de la colonisation et des tontons macoutes de mon enfance.
Un traumatisme de ce genre se vit en deux temps. D’abord, il y a le moment immédiat du drame, le premier temps. Il est vécu en termes de saisissement, d’effroi, d’angoisse et de colère, le tout saupoudré d’un taux d’adrénaline extrêmement élevé. L’espace d’un cillement, il faut choisir : la fuite ou le combat. Une fois le combat choisi, l’affrontement lui-même relève de la mémoire musculaire et des réflexes acquis. Microcosmique variation dans mon cas : quand on a eu des oncles et des ancêtres militaires, cela aide.
Quel Haïtien n’a pas honte d’observer cette triste tragédie qui nous enfonce de plus en plus dans les abîmes ? Que faire pour que la honte change de camp ?
Dans un deuxième temps, gérer les incontournables conséquences du traumatisme, apprivoiser le stress post-traumatique et tout le carnaval de troubles qui vient avec ; troubles psychologiques, troubles somatiques, troubles de comportement, etc. Cela varie aussi d’une personne à l’autre, mais la plus grande erreur semble être de se laisser sombrer dans cet indicible silence opaque dont parle Stéphane Martelly dans ses textes, feindre que tout cela n’était jamais arrivé.
Indéniablement, je suis privilégié de m’en tirer si bien pour quelqu’un qui se remettait tout juste d’une opération à cœur ouvert. Mais, en cette ère de kidnapping généralisé tel n’est pas le cas pour la plupart des agressés. J’apprécie donc à leur juste valeur les avantages provenant de mon appartenance à une tranche présumément favorisée de la société haïtienne et de la diaspora. L’éducation reçue m’a permis de riposter aux agresseurs, j’ai pu bénéficier rapidement de l’expertise de Doc Vélo et de son équipe d’urgence médicale, d’un support familial exemplaire et de la sympathie de nombreuses personnes à travers le monde. Surtout, je suis privilégié d’être en vie, alors que d’autres ont perdu la vie, ont subi la captivité, les tortures, le viol et que d’autres encore se retrouvent dans l’indigence la plus abjecte après avoir payé la rançon d’un kidnapping. C’est à ces gens, et ils sont des centaines, que l’on doit d’abord penser lorsqu’on s’interroge sur le devenir d’Haïti.
Cela dit, ta question me revient à l’esprit : et si en effet notre honte collective, sentiment révolutionnaire, devenait moteur de révolte, de révolution politique, sociale, économique ?
L’espace d’un cillement, il faut choisir : la fuite ou le combat. Une fois le combat choisi, l’affrontement lui-même relève de la mémoire musculaire et des réflexes acquis.
Si je ne me trompe, cette citation de Marx, « La honte est un sentiment révolutionnaire » aurait été reprise par Lénine pour ranimer le feu de ses troupes à un moment très sombre de la révolution russe. En ce temps-là, la Russie était dans un état pas loin de ce qu’on vit en Haïti actuellement et la honte sociale ébranlait les plus résolus. Laissons à d’autres le soin de nous dire comment la honte révolutionnaire a contribué à sauver la situation, mais quelque chose nous suggère que la honte peut dans certains cas modifier le cours des choses autant que la révolution. Disons que la honte politique existe tout comme existe bel et bien toute une myriade de hontes avec chacune ses effets particuliers, son rythme et ses raisons. La honte sociale et la honte de classe par exemple nous minent de l’intérieur et nous catapultent dans l’orbite de la dépression ou de la grandiloquence.
Mais bien avant de prescrire ou de proscrire cette arme de combat, peut-être devrions-nous regarder ce phénomène de plus près. Après tout, à part le sentiment d’amour, quel autre sentiment que la honte peut moduler si profondément le comportement des homo sapiens ?
Je propose que l’on fasse le tour du sentiment de honte, de ses définitions, de ses effets et des moyens d’y faire face au niveau individuel avant de s’aventurer à l’échelle collective. Mon témoignage subjectif s’accommodera mieux ainsi à l’objectivité de tes questionnements.
Carla Beauvais
Philippe, je dois t’avouer que je me sens coupable. J’imagine que tu dois revivre le moment effroyable de l’attaque constamment, mais de devoir l’écrire, le coucher sur papier est un exercice que je peux imaginer pénible. Ton témoignage est révélateur et touchant. C’est en le lisant que je me suis rendu compte du traumatisme imposé par cet échange. Je tiens donc à m’excuser et je te remercie d’avoir accepté de partager ton récit avec moi. J’espère qu’il permettra aux personnes qui nous lisent de réaliser à quel point une partie de la société haïtienne est totalement déshumanisée et que les torts causés sont à jamais irréparables.
Il y a la honte tristesse, la honte colère, la honte peur. La honte est une émotion complexe. Elle revêt des aspects tant positifs que négatifs. Du point de vue positif, la honte peut nous servir de baromètre entre le bien et le mal. Du côté négatif, elle peut nous miner de l’intérieur. L’absence de honte, quant à elle, peut mener à bien des dérives. Philippe, en Haïti il y a des gens qui n’ont pas assez honte. Des individus qui sont tellement éhontés qu’on doit avoir honte à leur place ! Des « san wont » ! Est-ce que cette exaspération collective pourrait nous rendre plus solidaires ? Une honte libératrice, c’est peut-être ce qu’il nous faut.
Il est vrai que si l’on doit s’interroger sur le devenir d’Haïti, on ne peut laisser à la remorque toutes les vies brisées et les fractures psychologiques subies par ce régime de terreur. Je me demande (peut-être naïvement) si on ne devrait pas également se questionner sur la construction politique du gangstérisme grandissant en Haïti. J’ai lu cette phrase dernièrement : « Celui qui peut régner sur la rue, règnera un jour sur l’État, car toute forme de pouvoir politique et de dictature à ses racines dans la rue. » Depuis lors, je n’arrête pas de réfléchir sur l’itinéraire de vie de ce jeune issu d’un quartier populaire de la capitale qui finira par appuyer sur la gâchette et arracher la vie à une innocente victime. Comment ce jeune en est venu à perdre toute moralité, toute compassion, toute humanité ? Quel est le rôle du politique dans ce cheminement destructeur ? Comprends-moi Philippe, je n’essaie pas ici de dédouaner qui que ce soit pour des actes barbares qui sévissent depuis trop longtemps. Je pense seulement que si on doit approfondir la notion de honte, il faut aussi qu’on s’attarde au sentiment de culpabilité qui semble inexistant chez ces sanguinaires. Il faut se questionner sur la construction sociale de la haine qui ronge Haïti de l’intérieur et qui façonne les perspectives d’une jeunesse désabusée et qui n’a plus rien à perdre. C’est une réflexion nécessaire pour combattre les maux qui nous rongent. Les coupables ne sont pas que ceux qui appuient sur la gâchette.
La frontière entre la culpabilité et la honte est très poreuse, perméable. La culpabilité est un processus intrinsèque individuel tandis que la honte peut opérer autant individuellement que collectivement. Comment peut-on voler, violer, tuer sans aucun remords, sans aucun sentiment de culpabilité ? On ne parle pas ici de psychopathes, mais de produits de notre société instrumentalisés par des narcissiques pour parvenir à leurs fins politiques. Comment la haine tisse ses toiles et trouve refuge au plus profond de leur cœur ? Je n’arrive pas à déceler les mécanismes de la haine qui déshumanisent et qui divisent notre pays, ni comment libérer ces jeunes de cette haine qu’ils portent.
Dans mon premier texte, je disais qu’on doit avoir honte du monde dans lequel on vit, honte de ses propres privilèges face à ceux qui n’ont rien, honte de la fortune des puissants lorsqu’elle devient indécente. Est-ce cela ne pourrait pas être la source de ce qui nous afflige ? De notre incapacité ou notre échec à créer une société juste et équitable pour tous ?
Camus a déjà dit : « Ni dans le cœur des individus ni dans les mœurs de la société, il n’y aura de paix durable tant que la mort ne sera pas mise hors la loi ». Dans cette citation, la mort pour Camus représentait la guillotine. Dans le contexte haïtien, on pourrait remplacer la mort par : les kidnappings, les viols, l’insécurité, l’injustice, la pauvreté, etc. Pour changer les cœurs, il faudrait donc ramener la paix. Comment ? Par où devrait-on commencer ? Je suis triste, indignée et découragée par ces incessantes attaques à la dignité humaine. Ma tristesse est traversée par une colère qui refuse d’accepter les choses telles qu’elles sont. Mais elle est bien démunie face à l’ampleur de la tragédie.
J’ai souvent entendu l’expression « Wap fè wont sèvi kòlè ». J’en comprends qu’on l’utilise généralement de façon négative. Celui/celle qui transforme la honte en colère est souvent consumé par une gêne insolente. Je sais qu’on peut apprendre des autres sur la honte révolutionnaire et comment elle a contribué à sauver la situation, mais imagine si on appliquait cette même formule « wont sèvi kòlè » à la honte que l’on ressent face à la situation du pays et qu’elle devient tellement gênante que notre seule alternative soit la révolution. Sur le plan individuel, je suis persuadée que ça serait la prémisse d’une prise de conscience qui pousse à l’action.
Philippe
Je crois au contraire que c’est moi qui devrais te remercier de me donner l’occasion de partager cette expérience. On dirait même qu’en parler me fait revivre de moins en moins in living colors ces moments d’angoisse envahissants et incontrôlables qui ressurgissent en flash, comme si tout cela venait à peine d’arriver. Inévitables, ces luminescences, surtout avec ces fragments de métal pas du tout pressés de sortir du corps. Qui fabrique ces balles ? Les tests les plus sophistiqués ont du mal à identifier de quoi ils sont faits et dans certains scanners elles n’apparaissent même pas. Cela ne les empêche pas, ces fragments, de tacler au passage des tessons de mémoire, mettant en super alerte toute la mécanique mentale qui gère le département des choses pénibles à accepter.
Pour passer au travers, on peut commencer par faire son deuil de toute cette énergie vitale gaspillée, classer tout cela dans l’ordre du passé, faire sa part pour que Justice soit rendue, sans revancharde. Bien avant de pardonner quoi que ce soit à qui que ce soit, évidemment. Et pourquoi pas développer son sens de l’empathie, consolider cette capacité, non pas tout juste de ressentir ce que ressent l’autre (mission impossible), mais de mieux comprendre ses pensées, sa vision des choses et ses plus humaines aspirations. Cette empathie déborde même le cercle des victimes de violence, pour s’étendre, généreusement, mais tout autrement, aux prédateurs eux-mêmes. Mais dans ce dernier cas, regard de chasseur et sagesse de sédentaire à la rescousse, les choses se font » Tèt frèt » comme on dit. On a quand même affaire à des animaux sanguinaires qui volent, violent, tuent sans aucun remords, sans aucun sentiment de culpabilité, comme tu le dis si bien.
En dépit de cela, Carla, je m’accroche encore à une utopie : pour moi, un système judiciaire fonctionnel c’est le minimum pour toute société. J’y crois encore plus depuis que, tout récemment, j’ai revu un de mes agresseurs live sur WhatsApp : ce jeune homme était en train de se faire lyncher tout près d’un poste de police, aux environs de la ville de Ti-Goaves, en Haïti. Une tentative de braquage d’un commerçant local a mal tourné et il a fini ligoté comme un cabri, baignant dans son sang, les os brisés par une foule en furie, la tête éclatée par un bloc de béton, gigotant sous une braise de pneus enflammés. J’aurais tant préféré que ce jeune homme fut présenté par devant un Juge (plutôt que livré à une meute) et avec lui bien sûr, les sept, (7), tous les sept autres malfrats qui l’ont accompagné lors de cette agression.
Mais ce jeune homme en souffrance, revolver au poing, dont tu parles, il doit y en avoir des milliers, tous affectés de symptômes découlant d’un surplus d’expériences humiliantes. Cependant, lorsque son doigt se crispe sur la gâchette, ce n’est pas le moment de lui demander s’il s’identifie à un ou à plusieurs abuseurs, réels ou imaginaires, au point de vouloir les surpasser en atrocités. Ce syndrome, tout récemment, un sorcier de village nordique, indigné, sourd et aveugle en plus, l’a baptisé Syndrome de Stockholm. Sous les tropiques, dans les villages de Dieu, il doit fonctionner sous un autre nom ce syndrome.
Cet après-Dieu, ce jeune homme si sensible à la gâchette, d’où sort-il donc ? De l’histoire de son pays évidemment. Et cette histoire c’est l’histoire d’un tango aigre-doux entre deux galaxies distinctes, chacune avec son monde et sa vision du monde. Deux entités raboutées par le destin pour vivre ensemble dans un espace entouré d’eau et de requins, avec des lambeaux de langues et de cultures à racoler. Assurément, notre jeune homme n’est pas de la première galaxie, celle ou deux élites tumultueuses se dédoublent en une multitude de clans avides de terres et de pouvoir. Il vient de la deuxième galaxie lui, celle où l’agencement d’une république (ou d’un empire) et l’inscription dans le concert des nations ne sont pas vraiment un sujet d’intérêt.
Dans cette galaxie, la sauce s’est gâtée le jour où ceux de la première galaxie ont cavalièrement voulu retourner tout le monde dans les plantations, comme au temps des blancs. Les pères fondateurs ont plaidé, menacé. Le retour aux ateliers est le seul moyen imaginable d’accumuler l’argent nécessaire à la survie du nouvel État, ont-ils dit. Personne n’a répondu à l’appel. En plus de perdre leur crédibilité dans cette tentative, ils ont dû vider les caisses et emprunter de l’argent pour dédommager la France. À vrai dire, pour la grande masse des anciens esclaves recyclés en agriculteurs, l’idéal dès le début, l’idéal a toujours été de vivre aussi loin que possible des gens d’État. Au mieux, s’enfuir vers les terres vacantes disponibles dans les hauteurs, s’y refaire une vie décente, centrée sur l’entraide et la solidarité familiale. L’autre versant du rêve.
Que s’est-il passé au juste ? Il est arrivé que l’ancien esclave devenu général voudra être empereur ou roi. À l’autre bout de la corde raide, l’affranchi, l’ancien nègre libre, son compère chocolaté qui a participé au déchouquage de la Bastille avant de parader devant les pyramides d’Égypte avec Napoleon Bonaparte, lui ne jure que par la république. On optera pour une République sans jamais se défaire d’un fantasme impérial refoulé dans l’inconscient collectif. C’est ainsi qu’on n’attendra pas Dany Laferrière pour rêver de conquérir l’Amérique ; dans le roman national haïtien, on se mord les doigts encore de ce que l’Empereur Dessalines n’a pas poussé son armée jusqu’en Louisiane et le fleuve St Laurent. C’est ce que je me suis dit la première fois que j’ai eu affaire à un douanier canadien : j’aurais pu être le douanier et lui l’immigrant.
Bon. Il est arrivé que ces élites ont confisqué le français, la langue de l’ancien maitre esclavagiste, récupérant du même souffle les outils qui lui avaient servi à perpétuer l’esclavage pendant 400 ans. Sont donc récupérés pour usage interne : le gendarme et son bâton trop vif, les affabulations religieuses et les élucubrations pseudo-scientifiques sur la nature du nègre. En tête de liste, le modèle coloriste de hiérarchisation sociale : le blanc en haut, le brun en dessous et le noir jusqu’en bas. En divisant la population en nuances infinies de couleurs, ce modèle de société avait servi à assurer la domination matérielle et spirituelle d’une minorité de colons blancs. Le modèle coloriste de hiérarchisation sociale sera donc adapté, inversé, chaviré, rafistolé, sanctifié. Il perdurera au rythme des envolées démagogiques et toujours selon les dictées du marketing commercial ou de la stratégie politique.
Si vrai qu’à part les kidnappings quotidiens, ces jours-ci, ce qui marche le mieux ce sont les produits blanchissants et les appels au massacre général des mulâtres et des libano-syriens, tous dans le même panier. Ce serait, semble-t-il, le sixième pogrom du genre dans l’histoire de cette république, mais justement c’est le genre de choses qu’on classe pudiquement, dans la rubrique « instrumentalisation politique du préjugé de couleur » ou « lutte de classes » si on veut faire savant. La sociologue québécoise Micheline Labelle est sans doute la personne la mieux placée pour témoigner de ce malaise. Lorsqu’elle a commencé à écrire un livre sur le sujet, il y a de cela quelques années, elle a rencontré une hostilité surprenante du côté de certains de ses amis universitaires haïtiens. Probablement que le regard de l’autre les rendait honteux de cet étalage. Mais qu’est-ce qu’on dit à un ami péruvien lorsqu’il vous signale que des étudiants haïtiens se réclamant de Papa Dessalines ont demandé à la municipalité de Lima de déboulonner la statue d’Alexandre Pétion, jugé non représentatif ?
Mais attention, il faut avoir subi le discours d’une richissime patronne d’entreprises de Port-au-Prince pour comprendre les véritables enjeux. Candidement, notre patronne avoue verser de fortes sommes aux agences de sécurité d’un Sénateur de la république qui s’y connaît en gestion de gang, d’autant plus qu’il contrôle également un des principaux ports du pays. Candidement, elle vous fait part de son entrevue récente avec un journaliste américain. Elle s’y déclare parfaitement consciente de ce que son « ethnie » a fait à ce peuple et également consciente de ce que ce peuple est en train de faire à son ethnie. Donc, tout comme nos amis de Lima, madame voit les choses en termes d’ethnie et y trouve son beurre. Le tort étant des deux côtés, elle se déresponsabilise et justifie son insensibilité sociale ainsi que les salaires de misère de ses ouvriers. Son ami sénateur y trouve aussi son compte ; camouflé en digne représentant de la « classe moyenne opprimée », il se fond dans la foule et s’improvise porte-drapeau de revendications populaires à l’occasion. « Ce sont tous des spéculateurs », disait l’écrivain Max Vieux le jour de ses 100 ans. Voilà pourquoi le discours sur la citoyenneté, l’état de droit ou le bien collectif reste ce qu’il est, un discours de plus. Rien à voir avec une quelconque malédiction divine.
Notre jeune homme au revolver descend donc de la deuxième galaxie, celle de la masse d’anciens esclaves issus d’une multitude d’ethnies africaines se connaissant à peine, sans langues communes et souvent marquées par des rivalités datant de temps immémoriaux. Les deux tiers d’entre eux sont nés en Afrique et chez eux ce n’est pas vraiment cette ile infernale. Pour eux, la liberté veut dire, dans certains cas, en faire le moins possible et dans tous les cas, ne plus jamais retourner dans l’enfer des plantations. Pour entrer dans la peau de ce jeune homme, il faut donc le replacer dans l’univers chaotique de ces deux galaxies, chacune avec son monde et sa vision du monde. Nul besoin de brandir la lourde chronologie de causes et d’évènements s’enchaînant les uns aux autres et aboutissant au désastre qui s’étale sous nos yeux. Il suffit de voir le dernier film de Jessica Geneus et de tenir à l’esprit ces paroles de Frankétienne dans son roman DEZAFI :
‘’Nou sonjé. Nou bliyé. Nou sonjé tigout. Men, nou bliyé anpil nan rèv-la ».
(On se souvient, on oublie. Mais on oublie beaucoup dans le rêve).
Celui qui peut régner sur la rue, règnera un jour sur l’État, car toute forme de pouvoir politique et de dictature à ses racines dans la rue.
Dans ce rêve, pour la première fois sur la planète, tout homme est Homme. Ce qu’il est advenu de ce rêve, le père de la négritude, Jean Price-Mars s’en inquiétait au siècle dernier :
« Les jours qui suivirent le 1er janvier 1804 (l’indépendance) “dit-il ‘furent le plus souvent rayés d’ombres qu’empourprés de lumière. L’ère des héroïsmes était close. Celle de l’organisation administrative commençait, tâche ingrate et minutieuse…. Les héros d’hier se montrèrent fort souvent inférieurs au rôle nouveau qui leur était dévolu. À la discipline du soldat succéda l’incompétence de l’administrateur.’
De son côté, Georges Anglade (le géographe) disait reconnaître la sagesse des tribus des premières nations des Amériques qui savaient se choisir des chefs pour temps de paix et des chefs pour temps de guerre… car les qualités d’un chef de guerre sont les défauts d’un chef de paix. Parlant de son ami JB Aristide, le seul président de l’Histoire de ce pays à avoir été élu dans des élections non truquées, il confiait :” Aristide n’a jamais été un chef de temps de paix et ses manières de présider ne sont pas celles des temps de paix. “Excepté que les temps de paix en question ce n’étaient le plus souvent que des éclaircies éblouissantes entre cheminements destructeurs.
Peut-être aussi qu’en fin de compte tout est dans la façon de faire de la politique dans ce pays. Du temps de ma grand-mère le pouvoir se prenait au bruit des sapates ; un général de province se met en marche vers le pouvoir, drainant avec lui tout ce qu’il y a de chômeurs (surtout en période de sècheresse), il rentre à la capitale au bruit des sapates et des tambours et se proclame Président. En route vers le palais, il tombera sous le charme d’une charmante couturière du bord de mer qui lui confectionnera l’uniforme chamarré de circonstance. En retour, elle lui fera signer des bons du Trésor pour importer des marchandises sans payer les douaniers. Les bourgeois locaux et les commis des firmes étrangères pourront bien dormir en attendant qu’un autre féodal chasse l’énergumène du pouvoir. En ce temps-là, l’État avait encore le monopole de la force et des élections. Ces jours-ci, une élite prédatrice ayant capturé ce qui reste de l’État, c’est le privé et les gangs qui s’entredéchirent pour les ministères et le contrôle des élections.
J’avoue que de toutes les hontes individuelles et collectives que tu mentionnes la honte nationale est celle que je comprends le moins. Il existe certainement un nombre significatif de personnes qui vivent cela comme une tare, un mal-être collectif sans fond chaque fois qu’il y a incompatibilité entre la vraie vie et la vie rêvée. La vraie vie, déshumanisation vécue collectivement et quotidiennement subie. La vie en rêve, le grand projet libertaire du roman national haïtien : humaniser les rapports entre les hommes. Si c’est bien cela, la honte nationale est la maman de toutes les hontes, de tous les sentiments. La honte collective ne se transmet-elle pas de génération en génération, les enfants n’en héritent-ils pas à la naissance ? Le sujet se corse. Mais je sais que c’est possible de maîtriser la honte et d’en faire même un levier de libération. Il suffit de regarder un peu en arrière pour mieux comprendre le présent et ensuite, s’élancer carrément vers l’avenir possible. En d’autres mots, ‘Fè kòlè w sèvi wont ou’. Que notre colère serve notre honte.
A propos de En conversation
En septembre dernier, alors que tout le monde lui disait de ne pas mettre les pieds en Haïti en raison de l’insécurité, Carla Beauvais a écouté son cœur et a décidé d’y aller malgré tout. Ce voyage l’a marquée d’une manière toute particulière et éveillé des questionnements profonds. De retour à Montréal, face à son impuissance, elle décide de coucher sur papier son ressenti face à la situation du pays. Elle fera une simple publication Instagram, qui par les réactions, lui confirme à nouveau le pouvoir catalyseur des mots.
Inspirée par l’ouvrage Les racistes n’ont jamais vu la mer de Rodney Saint-Eloi et Yara El-Ghadban, elle propose à AyiboPost une série de conversations exclusives et intimes qui amènent un éclairage sur différentes perspectives haïtiennes. Via En conversation, Carla Beauvais invite des amoureux d’Haïti à échanger avec elle, à réfléchir de manière commune et à s’ouvrir sans limites. Chaque dialogue puise sa source dans un sentiment universel. La conversation débute par un texte de Carla et de là, la conversation défile sans restrictions, sans cadres, sans règles. Des échanges lucides et sincères pour panser les plaies invisibles du chaos qui nous habite.
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