Il m’arrive souvent de me remettre en question, de scruter mes évidences à la loupe du doute, de prêter le regard de l’autre pour m’observer et m’évaluer. À l’issue d’un de ces processus, j’avais résolu de ne plus écrire ; du moins d’écrire de moins en moins, de n’écrire que pour partager un projet réalisé en faveur de la communauté. Ce n’est point parce que je dévaluais la portée de l’écriture mais parce que j’estimais qu’il y a suffisamment d’ouvriers dans ce champ-là. Je craignais de participer à cette bidonvilisation de la pensée, cet exutoire à l’action concrète. Je craignais que mes mots fussent mes seules œuvres. J’ai décroché. Puis survinrent Matthew… la catastrophe… le malheur…l’humanitaire et ces ouvriers…la visibilité dans l’infamie…la facilité puis ma rage.
Je voudrais, avant d’aller plus loin, présenter mes plates excuses auprès des bien-pensants, auprès de ceux que mes mots pourraient heurter. Je ne possède pas l’expression de la noblesse de mon intention, je n’ai que la rugosité de mes phrases. J’ai dit que je suis en rage. Je l’assume. Rage d’impuissance ? Peut-être. Rage de responsabilité ? Sûrement. Et je veux que ce sentiment de responsabilité soit partagé par toute la génération à laquelle j’appartiens, principalement les leaders ou ceux qui se prennent pour tels. Que l’on ne se méprenne, la situation d’Haïti, sans être spéciale, est particulière et appelle des actions appropriées. Un jeune en Suisse peut se permettre le luxe de s’engager mais un jeune en Haïti a le devoir de le faire avec responsabilité et conviction. Mieux, avec dévouement et abnégation. On objectera que mal faire est mieux que ne rien faire, et je répondrai : « Primum non nocere ». De même qu’un secouriste qui immobilise mal un accidenté n’est pas absout par sa bonne intention ; un jeune leader qui n’accomplit que le tiers de sa responsabilité n’est pas dédouané par la paresse ambiante, pas plus qu’il ne saurait être justifié par l’ankylose collective.
Que l’on ait choisi de se placer sous les projecteurs ou que l’on ait été contraint par la force des évènements, les responsabilités demeurent inchangées. Haïti n’offre pas seulement le loisir de se construire en son nom mais encore elle expose au verdict public. Le privilège d’être parmi les 20% qualifiés du pays n’est pas sans contrepartie. Il exige le meilleur de nous-mêmes. Il exige le rejet des raccourcis et de la superficialité. Les prolétaires n’ont pas payé nos études universitaires pour ensuite récolter quelques miettes de charité pratiquée sous l’indiscrétion des caméras. Ils ne doivent pas être en même temps les sacrifiés de notre nonchalance et les humiliés de notre pseudo-solidarité. Ils attendent à ce que nous fassions autrement que nos ainés, que nous nous détournions de ces bals de vautour, de ce business humanitaire. Ils attendent à ce que nous planifiions le durable, renforcions nos institutions et leur donner les moyens de vivre par eux-mêmes, de vivre dans la dignité. En 2016, certaines catastrophes naturelles ne peuvent plus être considérées comme le châtiment des dieux. Elles ne sont pas toujours des fatalités. Beaucoup sont prévisibles et admettent la préparation. Quel est notre jugement à notre égard, nous qui, pas longtemps, voulions jeter de la poudre aux yeux de l’international en partageant des photos magiques ? Nous savions qu’elles étaient seulement des pansements sur nos multiples abcès. Beaucoup d’entre nous maitrisent les rouages du développement durable et nous savions que nos projets, qui coûtent des centaines de milliers de gourdes, étaient de la merde. La jeunesse appelle à l’espoir et nous lui vendons de l’illusion. Elle appelle à l’engagement et nous lui offrons de l’amusement. On ne change pas un pays à coup de slogans et de propagandes.
Maintenant que l’ouragan Matthew et nos inconséquences ont donné le coup de grâce au grand Sud, il nous faut nous préparer à reconstruire autrement. À reconstruire non seulement nos infrastructures mais notre manière de penser et d’agir. Car, pire que le Choléra, cette épidémie de la facilité nous décimera tous : victimes comme vautours, prédateurs comme bons samaritains. Le sauvetage sera collectif ou ne sera pas.
Valéry MOISE, MD
Image: Andres Martinez Casares/Reuters
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