Quatre ans après sa nomination, Romel quitte la fonction publique malgré une carrière prometteuse. Dans un pays où l’accès à l’emploi est une véritable gageure, il faut dire qu’il a été vraiment chanceux. Pourtant, il estime qu’il n’était pas à la place qu’il faut pour exploiter pleinement son potentiel.
Romel a intégré l’administration publique comme stagiaire, pour trois mois. Il a obtenu sa lettre de nomination environ cinq mois plus tard. Il voulait rendre au service public, ce que l’État a investi en lui durant ses quatre années de formation à l’université. C’était pour lui un devoir moral. « Je m’étais toujours dit que je devais au moins travailler pendant quatre ans dans la fonction publique ».
Romel était enrôlé au Centre Technique de Planification et d’Économie Appliquée, une direction déconcentrée du ministère de la Planification qui offre automatiquement aux étudiants le statut de stagiaire dans la fonction publique.
Attentes
Connaissant la grille salariale de la fonction publique, Romel n’espérait pas un traitement extraordinaire et il anticipait des difficultés. « Je m’attendais à un chantier et une volonté d’avancer, pour capter le dynamisme des jeunes et la technologie pour faire changer les choses. Je me suis préparé à rencontrer des anciens qui empêcheraient l’avancement des jeunes.
Il a eu la chance de travailler sous la supervision de directeurs techniques progressistes qui voulaient faire bouger les lignes affirme-t-il. Ses opinions et ses propositions étaient considérées. Toutefois, il reconnait que ses collègues qui travaillaient dans d’autres directions n’ont pas connu le même traitement.
La volonté de changer les choses ne concerne que les techniciens et les directeurs techniques selon Romel. Car, c’est au plus haut niveau de l’État que tout semble bloqué. Il existe ainsi plein de propositions et de diagnostics venus des différents services techniques dont les suivis ne sont pas faits. Parfois, des décisions sont prises pour activer certaines choses, et, toujours, tout est paralysé faute de réaction au plus haut niveau. Les contributions des fonctionnaires qui travaillent ne sont pas prises en comptes et les ministres changent rapidement. Les nouveaux arrivent avec de nouvelles « priorités ».
Dans la fonction publique, la volonté de changer vient du bas »
Etonnements
Être fonctionnaire garantit un emploi stable, l’opportunité de carrière et celle de bénéficier de bourses avec des congés d’études rémunérés. Ce sont des avantages qui ne sont malheureusement pas formalisés actuellement selon Romel. On ne sait pas vraiment sur quelles bases ces privilèges s’octroient. Il revient aux caprices des autorités de choisir à qui les accorder.
Avant d’entrer dans la fonction publique, Romel avait fait une courte expérience dans une Organisation non gouvernementale (ONG). Une fois dans la fonction publique, la première chose qu’il le frappe c’est l’extrême mauvaise gestion des ressources. « Dans une ONG on assigne quelqu’un, par exemple, pour nettoyer l’espace et le travail est fait, car il existe un protocole de suivi. Dans la fonction publique, il peut y avoir huit personnes pour la même tâche et elle n’est jamais réalisée. »
À son arrivée au ministère, il n’y avait pas d’ordinateur disponible pour son travail. Il a dû utiliser son ordinateur personnel. Ce n’est qu’après qu’un directeur de cabinet estima que son ordinateur n’était plus à son goût que Romel a pu hériter du sien.
Romel a eu la chance de travailler dans une direction où il y avait toujours du travail à faire. « C’est tout un paradoxe. Il y a beaucoup de travail à faire malgré les faibles résultats. » Il explique toutefois que la fainéantise dans l’administration découle souvent du tempérament du supérieur hiérarchique. Il y a certains bureaux où les fonctionnaires arrivent et quittent régulièrement à l’heure. Il y en a d’autres, parfois dans la même boite, où il y a un laisser-aller total.
Rapports hiérarchiques
Il n’existe pas d’attitudes homogènes dans la pratique de la fonction publique selon Romel. Durant son passage, il a développé des rapports assez cordiaux avec ses supérieurs. En quatre ans, il a eu pratiquement deux promotions. Un parcours atypique, estime-t-il, réussi sans favoritisme. C’est le ministère qui avait fait les démarches pour recruter la cohorte dont il faisait partie.
Il existe certaines compétences impressionnantes dans la fonction publique, souligne Romel. Des professionnels bien formés qui ont de l’expérience et qui travaillent avec méthode. Ils ont le désavantage de n’être jamais nommés ministres ou membres de cabinet ministériel. Par conséquent, leur potentiel n’est jamais pris en compte aux niveaux décisionnels. « Les directeurs techniques ont souvent un certain niveau de responsabilité. Ils peuvent dynamiser et assurer parfois les performances de leurs directions. Mais l’élan se gèle au niveau supérieur », fait-il remarquer. De ce fait, malgré les efforts consentis par certaines directions techniques, les impacts ne sont pas du tout ostensibles/visibles. Souvent, les ministres ne font aucun suivi des rapports qui leur sont soumis. Ils les déposent tout simplement dans un tiroir.
D’un autre côté, le personnel compétent et formé peut être parfois dangereux, fait remarquer Romel. « La plupart du temps, les ministres sont des parachutés qui ne connaissent rien du fonctionnement de la chaine. Une fois en poste, ils organisent des réunions techniques et des débriefings sur le fonctionnement de la structure. Rapidement, ils reproduisent les mêmes mauvaises pratiques et les mêmes gabegies parce qu’il existe des gens qui connaissent les forces et les faiblesses de la structure. Ces gens veulent en profiter soit par soif du pouvoir ou pour assouvir un quelconque dessein mesquin. »
L’évaluation de performance des fonctionnaires ne se fait pas sur la base d’objectifs clairement définis
Une culture de la médiocrité
Jusqu’à maintenant, on parachute des gens dans l’administration publique. Parfois, ce sont des jeunes récupérables puisqu’ils peuvent s’améliorer par la formation. « Parallèlement, il existe une masse de gens avec qui l’on ne peut pratiquement rien réaliser. Ce sont en grande partie des anciens qui n’ont aucune compétence et qui n’ont plus rien à prouver. Ils ne peuvent accomplir même la tâche la plus basique», affirme Romel.
Ce sont ces « médiocres » qui alourdissent le travail de la minorité compétente. Ils affaiblissent le rendement et retardent les livraisons. « Lorsqu’ils rédigent un rapport, il faut parfois tout reprendre à zéro », raconte Romel. « On a ainsi des structures qui comptent par exemple vingt fonctionnaires qui perçoivent 30,000 gourdes par mois alors qu’on pourrait garder dix personnes compétentes avec un salaire de 60,000 gourdes pour un rendement beaucoup plus conséquent. » Très souvent, cette situation crée une atmosphère de paresse qui décourage les plus capables à bourriquer au profit des incompétents. Ceci est à la base d’une paralysie dans l’exécution des tâches.
Frustrations
Le mauvais traitement des fonctionnaires figure parmi les motifs de frustrations. Un directeur technique perçoit 65,700 gourdes comme salaire mensuel. Un technicien reçoit en moyenne 30,000 gourdes par mois. Ce dernier a parfois accès à une carte de débit dont le montant équivaut à un tiers de son salaire et une police d’assurance à l’OFATMA qui laisse à désirer.
En plus des bas salaires, la dépréciation de la gourde aggrave la situation. « Vous n’entendez jamais un ministre dénoncer les bas salaires des fonctionnaires », souligne Romel. La raison de ce silence selon lui, c’est que les ministres remportent généralement le gros lot. Ils ont tellement de privilèges attachés à leur fonction, qu’il leur est inutile d’utiliser leurs salaires.
Dans l’administration, il y a aussi les frustrations des contractuels qui ne sont pas payés régulièrement. « C’est par retenue que ses fonctionnaires ne prennent pas les rues pour tout casser », explique Romel. Lorsque les fonctionnaires entendent à la radio les privilèges exorbitants des ministres, ils sont souvent frustrés. Souvent, ils ne sont pas respectés par ces autorités. Alors que le technicien reçoit 30,000 gourdes par mois, le ministre dispose 4,000 dollars américains par mois pour payer sa résidence.
Certains fonctionnaires compétents voient de nouveaux arrivés gravir rapidement les échelons. Ces derniers partent représenter les ministères à l’étranger sans connaître le système. Souvent, ce sont des gens qui entretiennent des relations intimes avec les ministres et les grands commis de l’État.
Pourquoi quitter ?
« Considérant mon salaire, l’absence d’avantages sociaux, l’absence d’impact de mon travail, je sentais que je pataugeais et je marquais des pas sur place. Chaque nouveau ministre qui arrive, les priorités changent automatiquement et les tâches péniblement accomplies sont déposées dans un tiroir pour ne jamais être considérées. Et l’on recommence ainsi à zéro. Je me demandais si un jour je ne me sentirais pas dépassé au point de faire un ACV. Je sentais que je travaillais beaucoup, et, une fois dans la rue, je me demandais : mais pour quel impact ? »
Romel avait donc l’impression de travailler en vain. Il dit qu’avec toutes les responsabilités de la vie, il est impossible de vivre honnêtement avec le salaire de misère de la fonction publique. « Au final je me suis dit que je suis encore jeune, j’ai du potentiel, donc, je dois bouger. »
Différence
C’est avec un sentiment partagé que Romel quitta la fonction publique. C’était pour lui une décision inévitable après l’épuisement mental causé par l’expérience au sein d’une administration si improductive.
Les premières différences, il les a vues dès ses premiers jours au sein de son nouvel emploi dans une compagnie du secteur privé. Ce sont l’organisation et la discipline. « On sait exactement qui fait quoi et en quoi consiste son travail précisément », explique-t-il.
En plus de son salaire qui augmente, il estime que son travail est beaucoup plus apprécié. Tout en sachant qu’il œuvre désormais afin de générer plus de profit à l’avantage d’un patron, il ne rompt pas avec ses principes fondamentaux. « Au moins, l’objectif est clair à présent », souligne-t-il.
Je sentais que je reproduisais des choses que je reprochais la société. J’avais l’impression de reproduire le système colonial : tout par et pour les grands commis de l’État.
Un cancer curable
Il y aura toujours opposition lorsqu’on parlera de réforme. « Il faut engager la reforme sur une vraie connaissance de la fonction publique non pas avec des gens qui viennent de l’étranger avec des idées toutes conçues sans connexion avec la réalité. » Selon Romel le changement est compliqué, mais possible. Des décennies de mauvaises pratiques administratives ne pourront se changer du jour au lendemain d’après lui.
S’il ne regrette pas d’avoir abandonné l’état, il nourrit cependant quelques remords. « J’aurais aimé voir qu’on parle d’Haïti comme un pays qui avance et savoir que je suis membre d’une fonction publique qui accouche de bons résultats. » Romel aime travailler pour constater des impacts réels. « Quand on travaille, on doit produire quelque chose », tranche-t-il.
Même avec le bas salaire, un ensemble d’encadrements auraient pu lui permettre de se sentir protégé. Mais l’immobilisme enraye la machine. Romel prend de l’âge. Il doit s’occuper de sa famille. Il doit faire des choix par rapport à ses objectifs. Ses supérieurs immédiats avaient la fougue pour changer les choses. Ils sortent souvent découragés aussi. Ils ont beau frapper à toutes les portes, mais au final ils se trouvent en face d’un mur qui empêche toutes actions.
Un secteur public peu attrayant
Avec un salaire moins important que celui offert dans le privé, un bon encadrement aurait permis à Romel de se sentir protégé. Mais l’immobilisme enraye la machine.
Aujourd’hui, l’ancien fonctionnaire prend de l’âge. Il doit s’occuper de sa famille et faire des choix par rapport à ses objectifs. Ses supérieurs immédiats avaient la fougue pour changer les choses. Ils en sortent souvent découragés, eux aussi. Car ils ont beau frapper à toutes les portes, ils se trouvent en face d’un mur qui empêche toutes actions.
Ce qui est alarmant selon Romel, l’ambition de quitter la fonction publique après un certain temps est une tendance chez les jeunes. Lorsqu’il intégrait l’administration, ils étaient six dans sa cohorte. Après quatre ans, ils n’en restent que deux. « Ils ne peuvent pas rester parce que le salaire et les conditions qu’offre le secteur privé et les ONG sont, de loin, plus satisfaisants que ceux de l’administration publique. » Il y a cependant ceux qui patientent dans l’attente d’une opportunité de bourses d’études afin de quitter le pays définitivement.
Ralph Thomassaint Joseph
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