Le dernier livre de Lyonel Trouillot nous entraîne dans les couloirs d’un bidonville port-au-princien. Galerie de personnages touchants et combattifs, veillés par l’ombre tutélaire d’un voyant de légende
Franky et Ti Tony n’ont pas grand-chose en commun si ce n’est leur ressemblance physique et une mère vendeuse ambulante, Antoinette, qui traîne ses yeux las et ses jambes fatiguées dans le corridor du bidonville. Qui lance aussi ses gifles à la volée, pour un oui pour un non.
Le premier frère, intellectuel peu doué dans le maniement des ficelles indispensables à la survie dans ce quartier ultra-violent abandonné du monde. Le second, débrouillard et hâbleur, habile à nouer des amitiés utiles mais, peu porté sur les Lettres.
L’amour indéfectible entre les deux garçons au caractère si différent illumine pourtant ce puissant roman de Lyonel Trouillot, à la fois hommage aux guerriers haïtiens du quotidien et ode à la fable populaire.
La mort d’Antoinette en pleine rue, sans préavis ni adieux, vite dépouillée par d’invisibles petites mains aux aguets, renforcera encore ce lien unique.
« Dans la vie qui n’est pas une vie qu’elle vivait avec nous, pour nous. En noir. En vrai. Au quotidien. Sans besoin d’une grand-mère Hortense. Ou d’un Antoine qui a tout vu, « Oui, je t’aimais ». Sans besoin d’ajouter ni fables ni pommade. Les baffes, j’aurais pu les fuir. Ou te saisir le bras, qui n’avait plus beaucoup de force. Les baffes, je te laissais faire. C’était ça, ma preuve d’amour. Je t’aimais. Pour la pauvrette que tu étais. Tu étais une misère qui avait brûlé les étapes. Un vieillissement en permanence. Une routine tournant sur elle-même. Une mort lente dont la vérité consistait à toujours perdre à la borlette et chercher l’équilibre entre sa charge et les privations. Je t’aimais jusqu’aux baffes. Les choses ont leur fonction. Les baffes, c’était ta révolte. Faute d’ « aura » et de lumière, c’était ton petit bout de rage. Heureusement que je n’étais pas docile comme Franky, sinon tu serais morte sans avoir jamais exprimé ton droit à la colère. Défoule-toi, ma mère. Deux gosses et ton petit commerce ambulant. Trois bouches à nourrir, même si de toute une vie, je ne t’ai jamais vue manger vraiment. Tu te contentais de goûter à la nourriture comme si ça te coûtait de porter la cuillère à ta bouche. Quand venait l’heure de manger, pour nous laisser la plus grande part, tu faisais semblant d’avoir l’esprit ailleurs. Franky te prenait pour un ange. Et les anges, ça mange pas. Moi, je savais. » »
Les claques d’Antoinette ne chaufferont plus les joues de Ti Tony, pas plus que ses évocations quotidiennes du lointain aïeul Antoine des Gommiers, mythique voyant du village de Grand’ Anse, ne résonneront dans la pièce unique cernée de drames, de cris, de corps volés sans intimité, pitoyable mais seul cocon familial.
Antoine, le vieux sage respecté au delà des frontières haïtiennes, prédisant pire et meilleur depuis son lakou pour 70 gourdes seulement quelle que soit la richesse du fidèle, jamais davantage. Au point qu’une expression populaire ne naisse autour de son nom. « A m wè pou wou, Antwàn nan Gonmye pa wè l. »
Hortense, nièce du grand homme et mère d’Antoinette, a quitté son service et gagné la ville la tête pleine d’anecdotes magiques, de souvenirs merveilleux. Sa fille de se raccrocher à ces échos d’un passé glorieux, à ce maître disparu de l’avenir pour ne point sombrer lorsque rattrapée par le glauque du présent. De la cité. De la vie. Par la vision disparue de tout futur.
« Antoine des Gommiers, on dit que tu pouvais tout prévoir. Que tu ne t’es jamais trompé. Je connais par coeur ta légende. Franky, il a fait des recherches. Quand il pouvait encore marcher, il est même allé aux Gommiers pour recueillir des témoignages. Je sais qu’il veut en faire un livre. Son titre est tout trouvé. Antoine des Gommiers. Direct et simple. Pour le sous-titre, il m’a expliqué que le choix était compliqué. Un soir que j’avais trop sommeil. On ne se parle pas souvent. Alors, le drap tiré au-dessus de ma tête, j’ai fait semblant de l’écouter. Il cherche le mot juste pour nommer ce qu’il fait. « On s’en fout, du mot juste. J’ai sommeil, mon frère. » Mais je ne lui ai pas dit. Avec Franky, il y a entre nous beaucoup de choses qu’on ne se dit pas. À trop parler, on dit des mots qu’il ne faut pas. Dans le corridor, la paix c’est quand il fait silence. Dès que les gens se mettent à parler, faute d’autre chose à leur offrir, la misère tord le sens des mots, un bonjour devient une injure et ça tourne vite à la querelle. »
Si Ti Tony est le narrateur du roman – images truculentes et punchlines en bouche – Franky, lui, y participe avec ses écrits reproduits, ses recherches sur l’existence (vraie ? Fausse ?) de l’oracle mythique. Quelle meilleure révérence posthume accorder à Antoinette ?
Lyonel Trouillot alterne ainsi entre la rudesse du présent (dans le corridor mais plus généralement en Haïti) et le merveilleux du passé (qui devient âcre rétrospectivement car trop de promesses non-tenues).
« L’homme, c’est le style » déclare un professeur bienveillant. Un de ses élèves le prend au mot et lui colle une balle dans la caboche avant de lui trancher le bras (« pour éviter les effets de manche »). Les travaux pratiques sont définitifs.
Une femme trop belle apprend à vivre, à ôter sa voilette-prison, tandis qu’un gamin s’épanouit dans le crime et qu’une pute rationalise son commerce pourtant fort hasardeux. Le devin fait corps avec la mer ; ses descendants, eux, manquent de s’y noyer et s’y font truander. Franky perd l’usage de ses jambes et se perd dans les livres, Ti Tony se lasse de devoir jouer le protecteur désigné. Le lien entre les deux frères se brisera-t-il sous les cruels, increvables, coups du réel ?
« Ne meurs pas. Prends ton temps. Merde, ne meurs pas. Il faut une vie avant de mourir. »
La noirceur et le désespoir sont pourtant loin de mener ce roman hypnotisant, débordant d’humanité, car si l’écrivain déclare parler de ce qu’il voit, il voit justement derrière l’abandon d’un peuple entier par ses gouvernants et l’indifférence de la planète à son sort la force intérieure et l’espérance que la littérature, la culture, peuvent faire naître et porter, jusque dans le corridor du bidonville. Le livre de Franky ou la clé du récit. Le souvenir d’Antoine des Gommiers ou la richesse d’un patrimoine populaire transmis de la bouche à l’oreille, unificateur et galvanisant, force endormie qui ne demande qu’à se réveiller pour remettre la dignité debout. Cauchemar des oppresseurs cannibales qui préfèreraient continuer de distribuer des armes plutôt que de faire éclore des rêves communs.
« A m wè pou wou, Antwàn nan Gonmye pa wè l. »
« Franky, dans son corridor, sans bouger de sa chambre, il a donné une vie, un sens, un langage, une aspiration à la Grand-Rue, aux corridors, à Doriane, à Danilo qui me manque, merde, tu me manques, colonne, à une belle femme ‘désencombrée’, à une fillette qui s’est trompée en préférant la ville aux arbres, aux mères du corridor qui tapent sur les enfants, se trompant de colère et de cible, aux millions de mendiants de miracles qui cherchent une vie, parce que la leur c’est pas ce qu’on appelle une vie. Et parce que la vie, quand tu ne peux pas l’inventer en vrai, tu l’inventes quand même en rêve, en bleu, tu te fais une mer, un ciel, des amours qui ne sont pas une prison, des plaines avec des mangues-muscats, des sapotilles en veux-tu en voilà, des oiseaux dont les ailes te protègent, des sentiers qui donnent sur des lakous où personne n’en veut à personne, avec des gamines qui grimpent aux arbres, des adultes qui leur racontent des histoires. Et les gamines, elles corrigent les histoires des adultes, qui manquent parfois d’audace et d’imagination. Et la vie, si tu as un peu d’intelligence, tu te dis que si tu peux l’inventer en rêve tu pourras peut-être un jour l’inventer en vrai. »
« Antoine des Gommiers » est un immense roman qui restitue la pudeur, les non-dits, la sensibilité qui se cache pour survivre. Un appel direct à la résistance intérieure porté par une poésie du quotidien qui parle à chacun.
« Antoine des Gommiers », de Lyonel Trouillot, ed. Actes Sud
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