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ABA!

Je dépose ma toile souillée de graisse sur la chaussée pour prendre une bonne gorgée de mon « toro », ma première vraie boisson depuis ce matin. La pleine lune me tient compagnie et me sert ce soir de projecteur pour l’acte de vandalisme que je m’apprête à commettre. Je sors de la poche de mon jean sale et déchiré, le flacon de spray couleur ocre que j’agite énergiquement avant d’écrire sur l’un des murs avachi de Port-au-Prince:

ABA!

Les trois premières lettres que j’ai apprises sur le tas quand à 8 ans, des copains plus âgés que moi m’entraînaient à travers les rues, pour écrire des phrases obscènes à la demande de politiciens qui nous payaient aux fins de les aider à ternir et pressurer leurs adversaires ; sans qu’ils ne comprennent que nous étions les mêmes à gribouiller deux jours plus tard les messages de riposte à leur encontre.

ABA!

Premier mot que j’ai eu à prononcer férocement quand à 15 ans, je prenais part activement à une manifestation pour laquelle mes amis et moi avions reçu en échange un repas chaud et de vaines promesses de changement. ABA! Ce mot qui résonne au plus profond de mon être, que j’écris froidement sur ces murs sales pour exécuter à la lettre des ordres venant de personnes prétendument  » instruites « , qui se prennent pour les nouveaux héros de ce pays! Les nouveaux Toussaint! Les nouveaux Dessalines! Ils disent agir pour le  » peuple » et avec le  » peuple » tout en prenant soin de se décanter de  » cette masse  » que nous sommes, pour s’assurer du maintien de leurs intérêts, pour jouir de leurs privilèges et nous laisser, après nous avoir utilisés pour leur ascension politique, encore plus entassés dans les bidonvilles immondes de la capitale.

ABA!

Ces lettres avec lesquelles je peins en rouge les murs de Port-au-Prince ont pour moi une toute autre signification! Je me fous de leur politique, de leurs discours, de leur sourire hypocrite! En effet, j’ai très tôt appris à cesser de croire à leur fameux changement! Je sors d’un camp à l’autre en écrivant des slogans sur les carrosseries des voitures dans l’unique but de me mettre quelque chose sous la dent, car je sais bien qu’il n’y a pas de véritable place pour moi dans leur système!

ABA!

Tel est mon cri contre ce système de  » moun pa « , ce système de  » chyen manje chyen « , ce système d’oppression dans lequel j’ai eu le malheur de naître et le comble, au sein de la classe la plus méprisée! Oui , vous me méprisez le jour quand j’essuie vos voitures au Champ de mars, vous me prenez pour le singe de votre cirque politique, la marionnette de vos soit- disant mouvements révolutionnaires, sans penser une seconde à mettre des structures en place pour me donner une chance de survivre décemment dans cet enfer qu’est Port-au-Prince. Mais pourquoi mettriez-vous des structures pouvant me donner accès à certains débouchés, si vous pouvez m’avoir pour une bouchée de pain comme principale main- d’œuvre de vos plans machiavéliques?

ABA!

Mot que je crache contre tous ceux qui m’ont utilisé, m’ont lancé hypocritement des regards de compassion, en se foutant de ce qu’est réellement mon train- train quotidien que je supporte à dose de raboday, de  » buzz « , pour tenter d’oublier ce monde chaotique qui m’entoure!

Mon souffle est court, et je regarde d’un air cynique le résultat de mon travail! Ces frustrations refoulées se retrouvaient là sous mes yeux, à travers ces lettres rouge vif dispersés sur ce mur craquelé. Ce mur, image de mon âme mutilée…

Ils penseront que j’ai bien exécuté leurs ordres, que j’adhère à leur fameuse cause politique, sans se douter que ces mots leur sont tout autant adressés. Après un profond soupir, je reprends ma toile souillée de graisse, et je jette rageusement par-dessus mon épaule ma bouteille de « Toro »  vide. La lune escorte mes pas silencieux dans les rues de Port-au-Prince. Je marche sans but car personne ne m’attend. Orphelin de «  boat people », non- scolarisé, ayant la rue comme seul domicile, je me bats du mieux que je peux avec les moyens du bord pour subsister sous la coupe de ces vautours. Je suis l’un des rejetons de cette société, qui n’aura de moi qu’un énième ABA peint sur ces murs, décor mythique de notre politique corrompue et vide…

Milady Auguste

Étudiante en médecine, patriote , passionnée d'art , d'histoire et de littérature , j'ai une personnalité très polyvalente qui se manifeste à travers mes écrits . Grande observatrice j'utilise ma plume et les mots pour peindre tout ce qui m'entoure. Si vous croisez un jour une jeune femme qui vous observe avec de grands yeux ayant à portée de main son IPad ou son portable et qui affiche un sourire énigmatique ou malicieux , vous saurez que c'est moi ! ;)

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