POLITIQUE

À Jérémie, un PetroChallenger arrêté sans mandat à 11h PM

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Le substitut commissaire du gouvernement qui a signé le mandat d’amener admet l’illégalité de l’arrestation. Une autre illustration d’un système judiciaire accaparé par la politique, explique un responsable d’une organisation de défense des droits humains

Le vendredi 27 décembre, le groupe Enposib faisait sa première descente à Jérémie, chef-lieu du département de la Grand’Anse. Vers onze heures, les fans trépignaient d’impatience. Medjy et sa bande étaient pourtant déjà au Cascade Club. Affairés à ajuster les ultimes détails techniques, les musiciens « Bo m sou de bò » tardaient à démarrer la fête « événement » qui devait se prolonger jusque dans la matinée de samedi.

11 h 50 PM. Une cinquantaine de policiers attire l’attention des fêtards. En un rien de temps, ils appréhendent un jeune homme flanqué d’une caméra et d’un gilet crème. Il s’appelle John Cadaphy Noël et il est connu pour ses prises de positions tranchées contre les représentants du pouvoir dans la « Cité des poètes ». C’est l’une des personnalités les plus en vus du mouvement « Petrocaribe challenge » à Jérémie.

« Cadaphy », comme il est nommé par ses camarades, passera la nuit en détention, sans connaitre le motif de son arrestation. Le lendemain, à six heures du matin, on lui présente un mandat d’amener daté du 25 octobre 2019. Dans ce document signé par le substitut commissaire du gouvernement Raynold Pétion, le militant politique est accusé de « destruction de bien » au préjudice de Fontaine Pierre Thama, un personnage réputé proche du pouvoir en place.

John Cadaphy Noël, quelques instants avant son arrestation. Photo: Mardilus Ralph

Effectuée après six heures PM, sans mandat et en dehors d’un cas de flagrant délit, l’arrestation de « Cadaphy » viole les dispositions de l’article 24 de la Constitution de 1987. De plus, l’article 275 du Code pénal apposé sur le mandat d’amener comme référence pour l’accusation « destruction de bien » décrit en réalité ce que la loi haïtienne reconnait comme une « maison habitée ». Or, l’article 24,3 de la Constitution exige l’énoncé clair de la loi qui punit le fait imputé à la personne en état d’arrestation.

Le substitut commissaire du gouvernement, Raynold Pétion, admet l’illégalité de l’opération. Questionné sur le fait que l’article 275 du Code pénal n’a aucun rapport avec la destruction de bien, l’officier du parquet répond : « Ça, je ne peux vous répondre. Je ne peux rien vous dire sur ça. »

Une arrestation politique ?

Au lendemain de l’incident, Gérald Guillaume, un défenseur des droits humains et des personnalités de la société civile sont allés voir le substitut commissaire du gouvernement afin de plaider la libération du militant politique. Selon le responsable d’une organisation locale qui lutte contre le trafic des humains, le commissaire a refusé d’agir dans l’immédiat.

De plus, Gérald Guillaume rapporte que Raynold Pétion déclare qu’il occupe un poste « accolé à la politique » qu’il peut perdre à tout moment. M. Pétion estimerait également que l’affirmation « tout le monde a le même droit » n’est que du vent écrit sur du papier.

L’affirmation « tout le monde a le même droit » n’est que du vent écrit sur du papier. Raynold Pétion

Questionné par Ayibopost sur les révélations de Gérald Guillaume, l’officier du parquet n’a pas souhaité commenter. Interrogé sur les accusations de persécution politique, il répond : « Je ne peux vous le dire. Tout est politique en Haïti. Encore plus par rapport à la date d’émission du mandat [en marge des manifestations d’octobre dernier]. Il ne s’agit pas d’une arrestation politique dans le sens où ce n’est pas une chose qu’on a inventée, vous comprenez ? C’est une infraction bien précise, destruction de bien. »

De son côté, Gérald Guillaume dénonce une arrestation illégale et un abus d’autorité. « Sans regarder sur le fond de l’affaire, nous pensons qu’il s’agit d’une violation flagrante du droit à la liberté du citoyen », précise le défenseur des droits humains. Et de continuer : « La justice à Jérémie est décriée depuis bien longtemps. Il s’agit d’une institution fragile où ce sont les politiciens qui tranchent et qui décident. Les autorités judiciaires n’ont aucune marge de manœuvre pour appliquer la loi. »

Une motocyclette partiellement incendiée

John Cadaphy Noël n’est pas le seul mis en cause dans cette affaire. Marc Henry Beauchamps, un étudiant finissant en gestion administrative à l’université Nouvelle Grand’Anse est aussi dans le viseur des autorités. Ils sont reprochés d’avoir assisté sans intervenir à la destruction d’une motocyclette qui appartient à Thamar Pierre Fontaine.

John Cadaphy Noël affirme qu’il s’agit d’un mensonge. Selon sa version des faits, l’homme qui conduisait la moto avait une altercation avec un jeune à la rue Brouette en octobre dernier. Pris à partie pour avoir giflé à trois reprises le jeune homme en question, le motocycliste se serait enfui sans le véhicule. C’est en marge de cet incident que la moto aurait été partiellement incendié par la population. Marc Henry Beauchamps maintient qu’il participait en ce moment à un mariage et que son camarade Petrochallengeur « Cadaphy » n’était pas sur les lieux.

Si les autorités faisaient leur travail, ils auraient dû questionner Tamar Pierre Fontaine, dénonce Marc Henry Beauchamps. Selon l’animateur d’une émission politique sur une station de radio à Jérémie, des hommes lourdement armés se sont postés sur le balcon de M. Fontaine le 4 octobre dernier afin de tirer à hauteur d’hommes sur les participants à une manifestation contre Jovenel Moïse qui empruntaient la rue Monseigneur Beaugé. Ces mêmes accusations sont répétées par Paul Yvonne, une militante politique responsable d’un comité ad hoc constitué pour prendre soin des six blessés de cet incident. Ayibopost a tenté en vain d’obtenir la version de Thamar Pierre Fontaine.

La justice instrumentalisée pour intimider

Depuis septembre 2018, des milliers de grandanslais descendent régulièrement dans les rues de Jérémie pour dénoncer la corruption et exiger la démission du président de la République, Jovenel Moïse, personnellement épinglé dans la dilapidation des fonds Petrocaribe. Alors que le pays connait une accalmie après environ trois mois de « verrouillage — lock » complets, les organisateurs du mouvement à Jérémie dénoncent une instrumentalisation de la justice afin de les intimider.

Marc Henry Beauchamps évoque la rumeur de l’existence d’une liste sur laquelle se trouverait le nom des opposants politiques à l’administration Jovenel Moïse.

Un autre petrochallengeur dénommé Pierre Isaï François est également recherché par la justice. Il est accusé d’avoir incendié la maison d’Antoine Eliacin, un ancien ambassadeur qui était en poste au Venezuela au moment de la signature de l’accord Petrocaribe. « M. Eliacin m’a [pourtant] appelé au téléphone pour me menacer, se plaint Pierre Isaï François. Il m’a dit, je te tuerai quand même. Si je ne te tue pas, c’est parce que je ne le veux pas. » Ayibopost a tenté en vain d’entrer en contact avec Antoine Eliacin.

Le combat continue

Malgré les menaces continues, les « petrochallengeurs » à Jérémie ne comptent pas lâcher prise. Pour pérenniser la lutte, ils ont mis sur pied Grandans Reveye, une organisation qui regroupe un ensemble de structures de la société civile. L’initiative dénombre environ 5 000 membres éparpillés sur l’ensemble du département.

Quant à Cadaphy, plusieurs de ses camarades de lutte anticipent sa libération prochaine. Pour Pierre Isai François, son arrestation reste une « stratégie pour nous intimider ».

Cependant, le coup ne restera pas sans effet. Mardilus Ralph, un jeune photographe de 24 ans qui accompagnait Cadaphy au bal d’Enposib, se trouve conforté dans sa décision de rester en retrait de la militance politique. Une position partagée par des centaines de jeunes à Jeremie. Il explique : « Quelqu’un qui choisit d’entrer en politique en ce moment dans ce pays, c’est quelqu’un qui fait le choix de perdre son respect et celui de sa famille et de ses amis. Ils vont tout faire pour vous piéger », affirme-t-il.

John Cadaphy Noël vient d’être libéré après son audition au parquet par le substitut commissaire du gouvernement Raynold Pétion. Aucune charge n’est retenue contre le « Petrochallengeur ». 30/12/2019 14:45

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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