Ce qui a changé aujourd’hui, c’est le rapport de force. Pour une place disponible au Canada, il y a des Soudanais, des Syriens, des Palestiniens et des Ukrainiens qui fuient la guerre. Il y a aussi des ressortissants du Honduras, du Nicaragua, du Venezuela, de l’Éthiopie ou du Cameroun, dont les protections temporaires (TPS) ont pris fin ailleurs en 2025. Face à cette pression mondiale, le Québec et le Canada se donnent désormais le droit de modifier les règles du jeu
Beaucoup de jeunes Haïtiens et Haïtiennes arrivent au Québec avec une idée simple et honnête : si je respecte les règles, je pourrai rester.
Étudier. Travailler. Payer des taxes. Respecter la loi. S’intégrer.
Pour les jeunes de 21 à 35 ans, ce n’est pas juste un projet migratoire.
C’est un projet de vie.
Mais depuis quelques années, quelque chose se brise.
Des règles changent sans avertissement. Des promesses sont modifiées en cours de route. Des programmes officiellement présentés comme des passerelles vers la résidence permanente ferment brusquement, sans préavis.
Ce n’est pas ce qui était écrit dans les documents officiels.
Ce n’est pas ce qui a été communiqué aux candidats.
Prenons le Programme de l’expérience québécoise (PEQ). Pendant des années, ce programme a permis à des étudiants étrangers et des travailleurs temporaires d’immigrer au Québec avec une promesse claire : après une période d’études ou de travail reconnue au Québec de plus ou moins 24 mois, ils pouvaient demander la sélection du Québec et accéder à la résidence permanente.
En 2022, 2023 et 2024, le Québec a continué à recruter activement à l’étranger sous ce programme. Des milliers de personnes ont quitté leur pays, investi leur argent, leur temps, leurs efforts, avec cette promesse en tête.
Puis, le 19 novembre 2025, le PEQ est suspendu de manière permanente.
La question est simple : qu’advient-il des personnes arrivées après 2022, qui comptaient devenir admissibles en 2025, 2026 ou 2027 ?
La réponse officielle est floue. Le ministre de l’Immigration, Jean-François Roberge, a alors déclaré qu’un nouveau programme serait mis en place, avec de nouveaux critères. Il a précisé que certaines personnes pourraient être transférées, sans garantir l’admissibilité de toutes celles déjà engagées dans le parcours.
Autrement dit : la promesse n’engage plus personne.
« On a suivi les règles telles qu’elles existaient au moment où on est arrivés », confie un travailleur haïtien installé à Montréal depuis 2023, qui préfère garder l’anonymat. « Aujourd’hui, on nous dit que les règles ont changé. »
Le PEQ n’est pas un cas isolé.
C’est dans ce contexte que plusieurs commencent à se poser une question inconfortable : le Québec a-t-il encore la volonté de respecter les conditions d’immigration qu’il a lui-même proposées?
Trois types d’immigration, une hiérarchie de plus en plus visible
Pour comprendre cette perte de confiance, il faut comprendre une chose essentielle : toutes les formes d’immigration ne sont pas traitées de la même manière.
On distingue trois grandes catégories :l’immigration permanente, l’immigration économique temporaire (travailleurs et étudiants), et les demandeurs d’asile.
Selon l’Accord Canada–Québec de 1991, la province du Québec peut sélectionner ses immigrants économiques et ses étudiants étrangers, mais n’a aucun pouvoir décisionnel sur les demandeurs d’asile, une compétence fédérale.
Le gouvernement du Québec affirme depuis plusieurs années que cette situation limite sa capacité de contrôle. Le ministre Roberge rappelle régulièrement que le Québec représente environ 22 % de la population canadienne, mais reçoit souvent de 45 à 50 % des demandes d’asile, ce qui, selon lui, exerce une pression importante sur les finances publiques et les services.
Le second point de friction concerne le Programme de mobilité internationale (PMI), géré par le gouvernement fédéral. Ce programme permet des permis de travail ouverts de trois ans. Selon les estimations gouvernementales, des dizaines de milliers, possiblement près de 200 000 personnes sélectionnées dans ce programme vivent au Québec sans sélection provinciale.
Des cibles réduites, une incertitude grandissante
En février 2025, le gouvernement canadien a annoncé son intention d’établir des cibles pluriannuelles pour l’immigration permanente et temporaire. Selon les documents fédéraux, le Canada vise un réduction des cibles pour atteindre un plafond d’environ 365 000 résidents permanents par an d’ici 2027, dont 15 % doivent être des réfugiés ou personnes protégées.
Au Québec, le gouvernement a d’abord évoqué une réduction drastique à 25 000 immigrants permanents par an, avant de reculer à 45 000, pour limiter les impacts économiques et politiques.
Mais attention : selon Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC), les cibles visant les résidents temporaires et permanents ont été établies en même temps. Il est prévu que plus de 40 % des admissions globales de résidents permanents en 2025 seraient des étudiants ou des travailleurs déjà présents au Canada.
Au 1ᵉʳ janvier 2025, le Québec comptait environ 616 000 résidents temporaires, selon IRCC.
Sur ces 616 000 personnes, 40 % des 45 000 nouveaux résidents permanents pourraient être issus de ce groupe, ce qui représente environ 18 000 personnes. Au sein de la population, ces décisions techniques se traduisent par quelque chose de très concret : incertitude et angoisse.
Cette incertitude touche aussi de plein fouet les étudiants étrangers, qui engagent des sommes importantes dans des parcours devenus imprévisibles.
Et qu’en est-il des nouveaux permis temporaires ? Ottawa souhaite limiter le nombre de nouvelles demandes de permis temporaires à 5 % de la population totale d’ici la fin de 2026. Cela implique une réduction importante du nombre de nouveaux permis de travail et d’études. Au Québec, la province a choisi de se limiter à seulement 1,4 %, soit environ 70 000 nouvelles demandes en 2026, alors qu’elle aurait pu en accueillir beaucoup plus.
Une contradiction économique difficile à ignorer
Les organisations patronales s’inquiètent de ces réductions. Le Conseil du patronat du Québec estime que la province aurait besoin de 60 000 à 90 000 nouveaux immigrants permanents par an pour répondre aux besoins du marché du travail.
Dans une analyse publiée en 2024, l’Institut du Québec qualifie l’immigration de « levier puissant de croissance économique et principal moteur de la croissance démographique » et de nombreux secteurs dépendent déjà des travailleurs étrangers : santé, construction, agriculture, restauration, services.
Certains soutiennent que les entreprises doivent innover et cesser de dépendre de la main-d’œuvre à bas salaire. D’autres rappellent que, sans ces travailleurs, une partie de l’économie s’arrête tout simplement.
Réduire l’immigration tout en dépendant d’elle : c’est là que le discours commence à perdre en crédibilité.
Logement, services publics et faux coupables
Certains élus et partisans de mouvements anti-immigration évoquent souvent la pression exercée par les nouveaux arrivants sur le logement, la hausse des loyers, l’augmentation de l’itinérance et l’engorgement des services publics pour justifier leurs décisions.
Mais selon la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), la crise du logement est avant tout le résultat de décennies de sous-construction. « Le problème est structurel et précède l’augmentation récente de l’immigration », souligne un rapport de la SCHL.
Une autre question s’impose alors : qui construira les logements ? Avec le vieillissement de la population et le manque d’intérêt des jeunes pour les métiers de la construction, le Québec dépend déjà de l’immigration pour combler cette pénurie de main-d’œuvre. Pourtant, il n’y a pas assez de travailleurs pour bâtir de nouveaux logements. Le même constat s’impose dans les hôpitaux, les garderies et les Centres d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD).
Les réfugiés et les immigrants travaillent, paient des taxes et contribuent au système. Dans un contexte de vieillissement accéléré, le Québec est déjà extrêmement vulnérable à la pénurie de main-d’œuvre.
Faire des immigrants les boucs émissaires de problèmes structurels, c’est chercher des excuses pour éviter de s’attaquer aux véritables causes – ou tout simplement pour faire du capital politique.
Une dépendance mutuelle sous tension
Oui, dans le contexte actuel, beaucoup d’Haïtiens regardent vers le Québec et le Canada comme vers tout pays capable d’offrir sécurité et opportunités. Mais il faut aussi le dire sans détour : le Québec et le Canada ont besoin des immigrants pour faire fonctionner leur économie et leurs services.
Ce qui a changé aujourd’hui, c’est le rapport de force. Pour une place disponible au Canada, il y a des Soudanais, des Syriens, des Palestiniens et des Ukrainiens qui fuient la guerre. Il y a aussi des ressortissants du Honduras, du Nicaragua, du Venezuela, de l’Éthiopie ou du Cameroun, dont les protections temporaires (TPS) ont pris fin ailleurs en 2025. Face à cette pression mondiale, le Québec et le Canada se donnent désormais le droit de modifier les règles du jeu.
Émigrer coûte cher, financièrement et humainement. Beaucoup s’en rendent compte trop tard : « Si mwen te konnen… »
Ce n’est plus une question de chance. Il ne suffit plus d’y croire ; il faut comprendre les dynamiques de pouvoir, les priorités et les intérêts du pays d’accueil avant de partir. Comme beaucoup d’autres pays, le Canada adapte ses politiques migratoires à ses priorités du moment. Le jour où vous ne correspondez plus à ces priorités, votre projet peut être remis en question, peu importe les sacrifices déjà consentis.
Aujourd’hui, s’informer est devenu une responsabilité vitale. Avant de vendre un terrain, d’épuiser les économies familiales ou de miser des années de sa vie, vérifier chaque information n’est plus un détail.
Par : Patricia Jean
Patricia Jean est Haïtienne d’origine, citoyenne canadienne, et vit actuellement en Haïti.
Couverture | Photo prise pour son dixième anniversaire en novembre 2024
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