Ces trois figures majeures — Coupé Cloué, Richie et BIC — ont mis la table à une nouvelle génération d’artistes, parmi lesquels se démarque particulièrement Dener Céide
Le créole, en tant que langue née dans le contexte de l’esclavage, d’une part, et coexistant avec des langues européennes perçues comme prestigieuses sur le marché linguistique des anciens territoires coloniaux, d’autre part, était généralement considéré comme inférieur.
En ce sens, il était difficile pour cette langue d’accéder à un statut officiel. À titre d’exemple, Haïti — pays comptant le plus grand nombre de créolophones — n’a reconnu officiellement le créole qu’en 1987, soit plus de 180 ans après son indépendance.
Cette dynamique de domination linguistique a conduit de nombreuses figures intellectuelles, culturelles et politiques dans les pays créolophones à militer pour la reconnaissance et la valorisation du créole, ce qui contribue progressivement à son acquisition d’une certaine légitimité.
Ainsi, Haïti ne faisait aucune exception à cette règle.
De fait, dans les milieux académiques et médiatiques haïtiens, des écrivains, journalistes et conteurs ayant œuvré à la légitimation du créole dans l’univers culturel haïtien font l’objet d’une reconnaissance soutenue.
À cet égard, des figures emblématiques telles que Frankétienne, notamment à travers Dezafi, reconnu comme le premier roman en créole haïtien, Maurice Sixto, célèbre pour ses Lodyans ainsi que Konpè Filo, Jean Dominique et Liliane Pierre-Paul, entre autres, dans le domaine médiatique, sont régulièrement citées comme piliers de cette reconfiguration linguistique en Haïti.
Toutefois, sans remettre en question cette reconnaissance, il convient de souligner que la musique populaire haïtienne a également joué un rôle déterminant dans la légitimation du créole en tant que langue de création et d’expression culturelle à part entière, aux côtés du français, dans un contexte très tendu entre les deux.
Dans cette perspective, le présent article se donne comme objectif de jeter un regard sur la contribution de quatre figures majeures de la scène musicale haïtienne à ce processus.
Il s’agit de Coupé Cloué, Jean Hérard Richard (Richie), Roosevelt Saillant (BIC) et Dener Céide.
Commençons par évoquer « le Roi » : Coupé Cloué.
Coupé Cloué : à la croisée de la musique et la Lodyans
La dynamique d’enrichissement dans l’œuvre de Coupé Cloué est remarquable.
Il crée ou popularise de nouveaux mots, expressions ou sens tels que Do kiyè fè, Tu voudras, Chifonnen lotri m, Tablati-gita, Azoukingking, Maryaj sivil antere vèbal, Ti bout jipon twa uityèm (3/8), Ti chemizèt sèz sèzyèm (16/16), entre autres.
De plus, il modifie le sens des mots pour provoquer le rire, redonne vie à des termes oubliés ou à des expressions régionales et permet à la langue de franchir des frontières.
En outre, la manière dont il intègre ces éléments dans ses chansons permet de mieux comprendre la structure narrative de ses œuvres ainsi que le rôle de la langue dans la société.
Cet artiste iconique peut être considéré comme un véritable documentaire sur la vie des Haïtiens : les relations entre hommes et femmes, les classes sociales, la politique, la religion, la migration, entre autres.
Puisque Coupé Cloué se sert de la musique pour raconter des histoires réelles ou fictives, cela le met au rang des Lodyanseurs.
De plus, le choix du créole — langue parlée par la majorité de la population — confère à son œuvre une plus grande authenticité et une portée plus significative.
Par ailleurs, dans sa thèse de doctorat intitulée La fiction littéraire brève haïtienne, entre oraliture kreyòl et écriture française (2016), Frenand Léger souligne que le créole étant une langue profondément enracinée dans la tradition orale, les onomatopées y occupent naturellement une place centrale.
Cette observation se vérifie notamment chez Coupé Cloué. On peut citer, entre autres :
Par ailleurs, Coupé Cloué a fait l’école.
Parmi ses élèves, notamment dans son usage raffiné des métaphores pour sublimer le créole, en particulier autour des thématiques liées à la sexualité, Jean Hérard Richard dit Richie, peut être considéré comme l’un des plus marquants.
Richie : une plume née pour sublimer le créole
Le directeur musical du groupe Klass est l’un des producteurs les plus prolifiques de la musique haïtienne.
Le créole représente une part très considérable dans ses productions. Ses œuvres mettent en lumière tant son choix linguistique en faveur du créole, que ses représentations à l’égard des pratiques linguistiques en Haïti.
« Pa gen dout nan sa, kreyòl la se yon bèl lang e m renmen itilize l anpil. E m santi se sèl lang sa a ki kreye reyèlman yon koneksyon ant Ayisyen », a-t-il déclaré dans le cadre d’un article paru sur AyiboPost en décembre 2024.
Bien que Richie évoque fréquemment ses réflexions sur la société haïtienne à travers diverses chansons, « Nou Se Ayisyen », titrée sur l’album Fè l Vini Avan, est l’une des chansons où il exprime de manière particulièrement manifeste son positionnement sur la question :
Yo kolonize n plizyè fwa.
Boure sèvo n ak fatra […]
Lè pitit mwen mande m : « Papa kiyès mwen ye? »
Mwen gade li nan je
Ak ponyèt mwen konsantre
Mwen di l : « Cheri, se Ayisyen w ye! »
Nou se Ayisyen. Se sa nou ye
Nou fyè, nou se Ayisyen
Nou pa vle sa chanje.
(Nou se Ayisyen, Klass, 2013)
Cet extrait constitue un puissant énoncé identitaire qui lève le voile sur le rôle fondamental de la langue créole comme vecteur de résistance, de mémoire et d’affirmation culturelle en Haïti.
Le choix d’utiliser le créole pour exprimer une telle déclaration n’est pas anodin. Dans un pays historiquement marqué par une dichotomie entre le français et le créole, employer le créole dans une chanson patriotique et engagée est un acte de légitimation linguistique.
« Mwen di l : « Cheri, se Ayisyen w ye! » : C’est aussi dans cette langue que le père répond à son enfant, affirmant ainsi que l’identité haïtienne ne se transmet qu’en créole.
Cet extrait met aussi en exergue la résistance de Richie contre les héritages coloniaux. Ainsi, il ressort de l’extrait « Yo kolonize n plizyè fwa. Boure sèvo n ak fatra », l’histoire douloureuse d’Haïti, engendrée par la colonisation esclavagiste et la domination politique, culturelle et surtout linguistique. Le créole devient ici l’arme de la décolonisation linguistique, une langue qui refuse la honte, l’infériorité ou la marginalisation.
La valorisation du créole comme langue de culture ne se limite toutefois pas au Konpa. Roosevelt Saillant, connu sous le nom de BIC incarne, lui aussi cette démarche avec force.
BIC : la poésie militante au cœur de l’expression artistique
En effet, faisant du créole le vecteur principal de son expression artistique et engagée, BIC contribue à mettre cette langue sur un piédestal.
Ce serait d’ailleurs trop réducteur de considérer BIC comme un simple rappeur ou chanteur. Son univers artistique englobe le rap, la chanson, mais aussi et surtout, le slam, la poésie, des métaphores évocatrices et des textes engagés.
C’est un artiste qui affirme sans ambiguïté sa volonté d’ouvrir une fenêtre sur la richesse et la profondeur du créole à travers ses textes.
Tous ses albums, notamment Kreyòl chante, kreyòl konprann (Volumes I et II) s’inscrivent dans cette démarche, en valorisant le créole comme langue de réflexion, de création et d’engagement.
Au-delà de la valorisation du créole, BIC adopte une posture résolument décoloniale.
Son œuvre s’inscrit dans une démarche de contestation de l’hégémonie du français et de remise en question des élites francisées, perçues comme complices d’une domination linguistique persistante. Dans cette perspective, le créole devient non seulement un outil d’expression artistique, mais aussi un vecteur de résistance politique et identitaire. L’extrait suivant de la chanson « M ap Rape Yo », gravée sur l’album Recto-Vèso illustre clairement cette orientation critique :
Sou ki baz nou deklare ke peyi a gen 2 lang
Pandan ke se ak moun ki pale fransè nou tete lang.
Bagay sa yo paka pa leve plim sou do m.
M ap kontinye fè efò pou sistèm lan pa douko m.
(M ap Rape yo, 2014)
Cet extrait met clairement en évidence une hypocrisie sociale et linguistique qui prévaut en Haïti.
En quelques mots, l’artiste aborde la problématique du langage et de l’élitisme, dans un contexte où les locuteurs du français bénéficient de privilèges accrus.
De plus, l’expression « Bagay sa yo paka pa leve plim sou do m » est une expression idiomatique créole signifiant « cela me met en colère », « je me sens mal à l’aise », « je suis révolté ».
Il s’agit en ce sens d’une manifestation émotionnelle de l’artiste, qui témoigne l’impact que cette hypocrisie et cette injustice ont sur lui.
En outre, la phrase « M ap kontinye fè efò pou sistèm lan pa douko m » témoigne non seulement de la résistance de BIC face à un système sociopolitique qui continue de marginaliser la langue créole au profit du français, mais également de la manière dont ce système tend à valoriser une imitation des modèles coloniaux, en particulier en érigeant la langue française en norme supérieure.
En opposition à cette logique d’aliénation culturelle et linguistique, l’artiste revendique avec force son identité noire, refusant toute forme de reniement ou de « dépigmentation », qu’elle soit physique, symbolique ou linguistique.
Ces trois figures majeures — Coupé Cloué, Richie et BIC — ont mis la table à une nouvelle génération d’artistes, parmi lesquels se démarque particulièrement Dener Céide.
Dener Céide : le dernier né d’une tradition engagée
Le directeur musical du groupe Zafem représente la figure la plus récente de ce courant artistique.
Bien qu’il ait déjà contribué au succès de nombreux groupes et artistes au fil des années, ce n’est qu’avec le premier album de son groupe, Lalin ak Solèy (L.A.S), qu’il affirme pleinement son engagement en faveur de la valorisation de la culture créole dans toute sa richesse.
Il n’est d’ailleurs pas exagéré de dire que cet album peut être considéré comme un hymne à la langue et la culture créoles, tant par sa poésie que par la profondeur de ses thématiques.
En effet, L.A.S ne se contente pas de valoriser le code linguistique proprement haïtien, il met également en évidence les dimensions sociales et culturelles de ce peuple.
L’œuvre propose une subtile fusion entre musique et poésie, tout en intégrant des éléments du vaudou haïtien, de la gastronomie locale, et plus largement de l’ensemble du folklore national.
Dener Céide parvient, par une simple phrase, à condenser et magnifier ces différentes composantes culturelles et bien d’autres.
L’extrait qui suit, tiré de la chanson « Abracadabra » en constitue une illustration significative :
« Mwen s on chabon k sou recho,
sou twa pye m kanpe.
Vin vante m vin soufle m
m bezwen lafimen m gaye »
(Abracadabra, 2023)
Ici, Dener Céide veut montrer à la femme que son émancipation dépend d’elle.
Autrement dit, l’aide de la femme est nécessaire pour la survie de l’artiste. Pourtant, cet extrait, empreint d’une forte charge symbolique, mobilise une imagerie profondément enracinée dans l’univers culturel haïtien.
Il renvoie à une pratique courante dans les milieux ruraux ou défavorisés du pays, où de nombreux foyers ne disposent pas des moyens économiques suffisants pour se procurer des cuisinières modernes ou des réchauds électriques.
Dans ces contextes, la cuisson des aliments s’effectue à l’aide de réchauds traditionnels, souvent posés sur trois pieds, dans lesquels on place du charbon de bois.
Pour activer la combustion, il est nécessaire de ventiler manuellement le foyer afin de faire prendre le feu et de permettre la cuisson. Ainsi, à travers cette métaphore poétique du charbon en combustion, à forte teneur affective, Dener Céide dépasse la simple anecdote domestique pour donner voix à une expérience haïtienne.
C’est le même cadre figure à travers la chanson « Dlo Dous » dans l’extrait M ap rantre nan jaden an la
m al mare bèt la.
En une seule et même phrase Dener fusionne une pratique agricole de la paysannerie haïtienne avec une métaphore évocatrice de l’acte sexuel avec la femme évoquée.
Une connaissance du référent culturel haïtien s’avère pertinente pour appréhender la démarche artistique de ce créateur. De plus, aucune autre langue que le créole haïtien ne pouvait porter ces paroles.
Environnement de ces quatre artistes et impact de leurs œuvres
Si ce créole est leur langue de prédilection, la plupart de ces artistes évoluent pourtant en contexte diasporique.
Jean Hérard Richard et Dener Céide y ont bâti l’essentiel de leur carrière, particulièrement aux États-Unis.
BIC les a rejoints plus récemment dans la diaspora, précisément au Canada. Coupé Cloué, quant à lui, bien qu’ancré en Haïti, effectuait régulièrement des tournées en Amérique, en Europe et surtout en Afrique.
Malgré leur parcours international, ces artistes demeurent profondément enracinés dans leur culture d’origine, portant Haïti et sa langue au cœur même de leur création musicale.
En termes plus précis, leur ancrage en terre étrangère n’enlève aucunement leur haïtianité.
Un autre aspect notable concernant ces artistes réside dans la reconnaissance de leurs œuvres au sein du milieu universitaire, tant à l’échelle nationale qu’internationale.
C’est d’ailleurs dans cette optique que l’Haitian Studies Institute, un centre de recherche consacré aux études haïtiennes, situé au Brooklyn College à New-York, aux États-Unis, a organisé un symposium consacré à la langue et à la culture créole du 31 octobre au 2 novembre 2025, mettant à l’honneur l’artiste Coupé Cloué.
Plusieurs conférences ont porté spécifiquement sur la place du créole dans l’œuvre de cet artiste iconique. À ce symposium, s’ajoutent plusieurs thèses et ouvrages consacrés à l’œuvre de Coupé Cloué depuis les années 1990.
Richie et Dener Céide, à travers leurs œuvres ont constitué le cœur de notre mémoire de maîtrise, consacré à l’étude des dynamiques sociolinguistiques de la diaspora haïtienne à travers le prisme du konpa.
Par ailleurs, leurs productions artistiques font également l’objet d’analyse dans d’autres travaux académiques, soit des ouvrages, des thèses et des communications.
Dans la même veine, en 2019, le texte « Yon ti kalkil » de BIC a été traduit en anglais, puis soumis à l’étude littéraire par des étudiants du Massachussetts Institute of Technology (MIT), l’une des institutions universitaires les plus prestigieuses au monde. Cette année, à l’occasion de ses 25 ans de carrière, BIC sera accueilli dans 25 universités à travers différents pays, où il se produira en concert.
En somme, ces quatre artistes, auxquels s’ajoutent plusieurs autres ainsi que des groupes non mentionnés ici par souci de concision — tels que Manno Charlemagne, Beethova Oba et Boukman Eksperyans —, font usage du créole dans leurs œuvres musicales sans ressentir le besoin de recourir au français pour asseoir une image intellectuelle.
Cette démarche artistique montre que le créole peut parfaitement servir d’outil de communication littéraire, musicale, voire philosophique.
En ce sens, à l’instar d’autres figures intellectuelles, médiatiques et musicales d’Haïti, Coupé Cloué, Richie, BIC et Dener Céide s’impliquent foncièrement à la redéfinition idéologique de la langue et de la culture créoles en Haïti à travers leurs œuvres.
Par : Nazaire Joinville
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