Dans cette éviction du « populaire » qui réclame fortement ses droits, on peut revisiter la littérature et interroger le déficit d’épopée qui la caractérise
Mesure-t-on, au-delà de la qualité de sa musique, ce que Boukman Eksperyans aura réalisé dans l’histoire de la vitalisation des symboles populaires dans la sphère publique par le choix de cette dénomination pour le groupe ! Voilà Boukman présent dans les fêtes, les bals, la rue, les foyers petits-bourgeois, sur fond de textes souvent contestataires et de rythmes qui forcent les corps à (se) bouger… Une figure qu’il est devenu impossible de laisser à l’oubli.
J’entends ici par populaire ce qui s’oppose aux systèmes de domination et d’exploitation, qui a bénéficié de peu de support de la part de l’État et de la culture dominante, et qui peut servir dans une symbolique de rupture épistémologique avec le paradigme de l’imitation et les préjugés qu’il nourrit.
Il n’y a pas – n’en déplaise aux crétins – de symbolisme allant de soi. Ce sont des construits portés par des visions du monde, des idéologies, des référents choisis. Il n’y a pas de concordance immanente entre « le sens » et « le fait ».
Aujourd’hui – et c’est sans doute l’une des rares choses positives arrivant à ce pays – il y a une poussée du populaire, une revendication forte pour une nouvelle symbolique. Et une résistance à cette poussée et des tentatives de récupération. On peut lire comme participant de cette lutte les attaques répétées contre des sites « populaires » (au sens indiqué plus haut) par des représentants et agents de certains cultes. Lesquelles attaques ne sont jamais fortement condamnées, voire sanctionnées par l’État.
On peut lire aussi comme expression de ces contradictions les multiples manifestations autour du Bois Caïman : le lieu, l’événement, les acteurs. On peut – et ce n’est pas anodin – voir, sur la question de l’esclavage, se manifester plusieurs tendances : l’adoption d’une terminologie « neutre », pseudo-scientifique versus l’adoption d’une terminologie assumant sa dimension idéologique (le débat autour de la mal nommée Route de l’esclave en est une expression) ; les « faits historiques » auxquels donner la priorité dans l’histoire de l’esclavage et la résistance à l’esclavage et à la colonisation ; la banalisation ou la mise en valeur des pratiques symboliques et matérielles de résistance…
Voilà Boukman présent dans les fêtes, les bals, la rue, les foyers petits-bourgeois, sur fond de textes souvent contestataires et de rythmes qui forcent les corps à (se) bouger… Une figure qu’il est devenu impossible de laisser à l’oubli.
Dans cette éviction du « populaire » qui réclame fortement ses droits, on peut revisiter la littérature et interroger le déficit d’épopée qui la caractérise. Makandal, Boukman, d’autres, Dessalines lui-même, des figures féminines, tout ce monde-là est peu chanté, décrit. Le cas Dessalines est extrêmement instructif. Dans les textes littéraires qui lui sont consacrés, le procédé dit de la concession est souvent utilisé (Morisseau-Leroy est la plus forte exception).
On lui concède d’avoir été un grand guerrier, mais tyran, inculte, sans vision, même génocidaire selon certains. Le genre (l’épopée) comme le registre (l’épique) réclament une « recomposition tendant vers l’absolu ». Virgile doutant d’Enée ne saurait écrire l’Enéide.
Les origines de classe, les parcours académiques, les conditions mêmes de leur notabilité dans les circuits institutionnels ont éloigné écrivains et chercheurs du populaire. Les quelques recherches et grands textes littéraires mettant en valeur le populaire ont nécessité un travail sur soi d’une grande violence que tous ne sont pas prêts de subir. Il n’est pas donné à tous de passer de Saint-Louis de Gonzague au tambour Assötor…
Il y a aujourd’hui – et c’est politique – la nécessité de la recomposition des valeurs symboliques dans une rupture manifeste avec les codes dominants qui renforcent la hiérarchie sociale. Ce qu’avait tenté de manière somme toute timide un indigénisme vite dévoyé par le noirisme et le duvaliérisme.
Sans doute parce qu’il n’avait pas suffisamment insisté sur la dimension économique de la domination, se trompant sur les éléments concrets de la lutte des classes. Oui, aujourd’hui, ce qu’il faut trouver pour la bataille symbolique contre les injustices sociales trop criantes et sortir du marasme politique, c’est la recomposition du symbolique en liant le populaire valorisé aux intérêts concrets des masses. Ce contre quoi des idéologues de tout calibre n’auront cessé de se battre.
Par : Lyonel Trouillot
La photo de couverture montre, Lòlò, chanteur du groupe Boukman Eksperyans, sur scène. Source : Flickr.
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