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Lyonel Trouillot | Lettre à un jeune ami

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Il y a une chose qu’il ne faut jamais minimiser, c’est le sans-gêne des dominants. C’est une stratégie de défense et un appel au conservatisme.  Le sans-gêne des dominants, c’est tous les coups sont bons pour se déresponsabiliser et accuser les autres

Tu t’inquiètes des risques que tu pourrais encourir à porter une parole radicale. Je te   réfère à un titre : « le devoir d’affrontement », œuvre d’un jeune de ton âge, et à une phrase d’un grand écrivain sous le feu des menaces pour avoir dénoncé un mensonge : « Nous resterons les soldats impassibles du vrai, incapables d’une reculade… »

Il y a une chose qu’il ne faut jamais minimiser, c’est le sans-gêne des dominants. C’est une stratégie de défense et un appel au conservatisme.  Le sans-gêne des dominants, c’est tous les coups sont bons pour se déresponsabiliser et accuser les autres. C’est un ancien dictateur doublé d’un prévaricateur demandant : « Qu’avez-vous fait de mon pays ? » C’est Thatcher face à la mort de Bobby Sands. C’est cette dame qui m’avait dit, parlant d’un homme politique (qu’on pouvait trouver des raisons de combattre, à gauche) : « Un homme qui a les lèvres aussi épaisses ne peut pas diriger un pays. » C’est vouloir enterrer « ses morts dans un drapeau et les autres dans un fait divers », comme le dénonçait Ferré.

C’est cette gamine qui avait dit en toute candeur : « Quant aux bidonvilles, il faut souhaiter que les pluies nous en débarrassent », répétant sans doute une leçon bien apprise. Le sans-gêne des dominants, c’est Les fantoches de Roumain, les affairistes de Les arbres musiciens d’Alexis, ce sont les requins des Scènes de la vie haïtienne de Fernand Hibbert. C’est cette partie de l’oligarchie qui avait applaudi à l’Occupation. C’est cette droite décomplexée qui condamne toute référence aux rapports sociaux et toute analyse des mécanismes et des structures de domination dans leur dimension concrète comme dans leur dimension symbolique.

« Un homme qui a les lèvres aussi épaisses ne peut pas diriger un pays. » C’est vouloir enterrer « ses morts dans un drapeau et les autres dans un fait divers », comme le dénonçait Ferré.

Dans les périodes de crise, et nous vivons une période de crise, il y a bien une guerre des discours. Dans les médias, les réseaux sociaux, les salles de cours, les lieux de débats publics…  Ce discours oppose le désir de produire du nouveau et défend l’ancien.

Il faut déterminer les repères et les symboles pour se positionner sur la réalité. Il y a une sociologie à faire des acteurs et des mécanismes qu’ils mettent en œuvre, des thuriféraires (porteurs d’encens) au service des dominants. Leur sans-gêne : porter l’accusation sur le peuple, le populaire, toute contestation et toute proposition d’une nouvelle organisation sociale comme responsables des malheurs du pays. Leur maître mot : le désordre. Les malheurs du pays sont dus aux fauteurs de trouble qui dérangent l’ordre.

Au service du sans-gêne des dominants, une stratégie politique. Porter des accusations de manière massive, concertée. À différents niveaux. Crypto-académique. Sens commun. Attaques triviales et personnalisées. En période de crise, il y a toujours des subalternes volontaires ou monnayés pour servir à l’autel des dominants.

Le sans-gêne des dominants a des guetteurs à l’affût, des subalternes qui ne te feront pas de cadeau. Ils auront recours à toutes les ficelles, tous les procédés. Si tu passes ton temps à leur répondre, ils gagnent en te détournant de la vraie priorité : assumer le discours d’une construction sociale plus égalitaire. Il y a une autre chose qu’il faut que tu saches et assumes : tu ne pourras jamais convaincre tout le monde.

Parce que les habitudes sociales, les intérêts sociaux, les intérêts individuels et les stratégies d’ascension sociale de ceux qui veulent faire partie des dominants, entrer dans le cercle, goinfres, sagouins, subalternes en mal de maîtres, maraudeurs aux abords de tous les pouvoirs.

Aujourd’hui, dans ce pays, la question qui se pose à un jeune citoyen, à un jeune intellectuel en particulier, c’est-à-dire à quelqu’un occupé à la production-diffusion de savoirs, d’idées, c’est de décider à qui, pour qui, il ou elle veut parler. Face au sans-gêne des dominants, une parole en contre. Multiplier les espaces de regroupement, d’articulation et de mise en circulation de cette parole.  Sans se tromper d’interlocuteur. « Fous-t’en » disait un grand poète à un autre il y quelque soixante ans. Ce qui est vrai du littéraire l’est de toute parole publique. Pense aux vivants qui t’écoutent et construisent avec toi cette radicale différence.

Par : 

Couverture |Une main en train d’écrire avec une plume. Source : Inconnue

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Poète, romancier, critique littéraire et scénariste, Lyonel Trouillot a étudié le droit.

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