On ne sent même pas une véritable expression publique pour ceux qui souffrent le plus : les plus pauvres et les plus affectés par la violence criminelle. Car on ne peut prétendre parler pour tout un peuple, si on ne parle pas du lieu des souffrances inacceptables
Cette année 2025 marque le 30e anniversaire du décès de René Philoctète. À l’initiative de sa fille Valérie, un comité se met en place pour l’organisation d’événements autour de l’œuvre du maître : festivals, rééditions, journées scientifiques, rencontres en milieu scolaire.
Une occasion de se poser une question qui peut fâcher : quelle est la force et quel est le pouvoir de conviction des discours de tous genres réaffirmant la viabilité d’Haïti comme espace habitable, comme communauté humaine spécifique et offrant un désir d’être et un droit d’être à tous ses membres.
Peu nombreux depuis au moins une trentaine d’années les grands chants de la viabilité haïtienne. Le Pour célébrer la terre de Roger Dorsinville, Les tambours du soleil de Philoctète, Mon pays que voici d’Anthony Phelps, nous sommes bien loin de ces grands chants. Imaginons la Palestine sans Mahmoud Darwich, Taoufik Ziyad, Refaat Alareer tué lors d’un bombardement ciblé à Gaza. Il écrivait dans l’un de ses derniers poèmes : « If I must die let it bring hope ». Haïti souffre aujourd’hui d’un déficit de voix fortes portant, dans la douleur et la catastrophe une critique radicale du présent et un chant d’espérance.
La majorité des jeunes romancières haïtiennes se complaisent à écrire des histoires d’adultère et d’intrigues familiales sur le modèle des télénovelas. Le cinéma et le théâtre prennent des options minimalistes, ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas d’œuvres de qualité (ce n’est pas le propos de cet article). Notre littérature du moment n’est pas dans sa grande majorité porteuse d’un grand chant ni d’une allégorie nationale positive.
Haïti souffre aujourd’hui d’un déficit de voix fortes portant, dans la douleur et la catastrophe une critique radicale du présent et un chant d’espérance.
La politique, le discours de la viabilité nationale y est encore moins présent que dans la production littéraire. Quel politique haïtien a produit un grand texte, porteur et rassembleur d’un élan national ? Nous vivons une situation extrême. Certes, il n’y a pas la guerre menée par un ennemi extérieur qui envahit ou bombarde. Peut-être pas l’équivalent de l’appel du 18 juin 1940, ou le « Patria o muerte. Venceremos » de 1961. Mais quelque chose signifiant l’urgence, le devoir de se ressaisir et le triomphe collectif au bout des peines du moment. Le discours politique est d’un misérabilisme de petits magouilleurs sans charisme qui ne visent à convaincre personne.
On ne sent même pas une véritable expression publique pour ceux qui souffrent le plus : les plus pauvres et les plus affectés par la violence criminelle. Car on ne peut prétendre parler pour tout un peuple, si on ne parle pas du lieu des souffrances inacceptables.
On ne construit pas en l’air cette « poésie urgente » d’une république fondée sur l’éthique si on ne parvient pas à mettre la communauté entière face aux pires aspects de la réalité. C’est dans le réalisme le plus cru dans son travail de description qu’on peut proposer les termes de la sortie et faire (re)naître un rêve.
« De cette nuit de cauchemar à mon réveil de fleurs géantes ». Pas de voix pour dire l’horreur du cauchemar, ni l’espérance du réveil. René, que tu nous manques.
Par Lyonel Trouillot
Couverture : Portrait de René Philoctète en noir et blanc. Source : ©Antonio Bruno Archives, Éditions Mémoire | 1992
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Couverture : Un homme récoltant des raisins dans un vignoble en plein air avec une photo en gros plan d’une grappe de raisin. Collage : AyiboPost | 31 janvier 2025
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