Quand les années changent, on fait le bilan et on espère le meilleur. En Haïti, nous sommes déjà mal partis en 2023 avec un gouvernement qui ne comprend que dalle dans la souffrance du peuple; mais il faut «oser» espérer
En passant en revue les évènements de 2022, je n’ai pu m’empêcher de penser à l’expression latine qu’a utilisée la reine Elizabeth II pour sa quarantième année de règne en 1992 : «annus horribilis», année particulièrement catastrophique. Si la série «The Crown» de Netflix nous a remis cet épisode à l’esprit, en Haïti nous avons connu nos «annī horribilis» à répétition. En quelques années sur cette terre, j’en ai connu plusieurs.
Ce fut le cas en 2004. Je me souviens des luttes armées de factions «rebelles» au pouvoir d’Aristide, pourtant anciens suppôts du pouvoir qui fouettaient les élèves dans les rues une année auparavant. Non, je n’écarte pas 2010 ni 2021 comme «annī horribilis». Ces années ont leur qualificatif propre à cause des catastrophes naturelles, des gaspillages de ressources et de l’assassinat du président Moïse. Mais les évènements de 2004 et 2022 ont été menés par des Haïtiens et leurs acolytes, de quelque nationalité qu’ils fussent.
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En 2004, j’avais quinze ans. Je m’intéressais aux actualités. Je me souviens de mes questionnements d’adolescent. Des simples «pourquoi font-ils cela ?», «pourquoi mentent-ils autant à la radio ?», «Ça ira-t-il mieux demain ?».
En Haïti nous avons connu nos «annī horribilis» à répétition.
Dix-neuf ans plus tard, bientôt vingt, le même «pourquoi» refait surface, mais cette fois sans l’innocence de l’adolescence, ou le début de l’apprentissage (Marcel Proust, ne disait-il pas que «l’adolescence est le seul temps où l’on ait appris quelque chose» ?).
Contexte différent de 2004 certes, mais 2022 m’a replongé dans mes questionnements. Après le 7 février 2022, j’essayais de trouver quoi écrire sur l’état de ce pays. Dire quelque chose qui avait du sens au milieu de tout ce chaos créé, attisé par des politicailleurs et entrepreneurs véreux. Mon esprit s’était bloqué sur le «hic et nunc», subissant les accords et désaccords, les fausses promesses et les négociations de mauvaise foi, de pure mauvaise foi.
Pour peu que cela ait pu servir d’allégement, j’aurais pu écrire ma haine, ma gêne, mon amertume. Comment écrire sur le chaos quand on vit dans le chaos ? Il me fallait du recul. Je ne comprenais pas ce qui arrivait à ce pays. J’étais là. À faire des sorties de chat. À risquer un beau week-end, comme si tout était normal et me retranchant derrière les barreaux de la maison la semaine d’après.
Comment écrire sur le chaos quand on vit dans le chaos ?
J’étais là et las. Quand un weekend, on croise quelqu’un qu’on n’a pas vu depuis belle lurette, il y a toujours «Ah, je ne te savais pas au pays ?!», ou encore «Mais qu’est-ce que tu fais encore ici ?». Ou même des connaissances ou cousins éloignés qui balancent «Moi, j’aurais un visa, je ne reviendrais pas ici.» Où parbleu devrais-je donc être ? Je n’ai pas de villa à Laval, ni une maison luxueuse à Miami.
Comme ceux qui lancent «que faisons-nous encore dans ce pays ?», je ne comprenais pas comment des hommes et des femmes pouvaient être aussi méchants et sans scrupule, et surtout comment nous nous sommes laissé prendre dans cet étau. Du nord au sud, de l’est à l’ouest. C’est comme si je revivais 2003 et 2004 à me questionner sur le mal-être haïtien.
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Entre janvier 2022 au 1er décembre 2022, il y a eu plus de 1 000 cas d’enlèvements, 1 450 assassinats par des gangs armés, 1 150 blessés, sans compter les cas de viols et les blessures à l’arme blanche jusqu’à la fin du mois de décembre 2022. Des routes nationales sont occupées par des bandits et ces derniers ont créé un petit État dans l’État car là où il n’y a pas de péage, ils ont instauré des droits de passage.
C’est comme si je revivais 2003 et 2004 à me questionner sur le mal-être haïtien.
Jamais n’ai-je traversé une période avec autant de violences et d’absence d’État dans ce pays, ni entendu tant de mensonges de ceux qui veulent rester au pouvoir coûte que coûte. Même ceux qui ont combattu les Duvalier n’en reviennent pas ! Ils pensaient avoir tout vu ! Et ils ont vu tant de choses!
2023 et après : oser espérer
Quand les années changent, on fait le bilan et on espère le meilleur. En Haïti, nous osons espérer. Je dis bien «oser», parce que c’est le mot qui convient pour Haïti. Parce que nous sommes déjà mal partis en 2023 avec un gouvernement qui ne comprend que dalle dans la souffrance du peuple. C’est désespérant de les voir jouer avec les mots «accord», «consensus», «transition» sans pourtant comprendre leur essence.
Je sais qu’il y a la magie noire, les incantations, les esprits mauvais et tout…mais souvent nous oublions que le cœur de l’homme est tortueux et inscrutable. Quelle que soit sa nationalité. Quand je suis tenté de me dire «je n’aurais pensé que des individus tiendraient tout un pays en otage», je repense à l’île de Gorée, aux cales des bateaux négriers, à Rwanda, à Mogadiscio, à la guerre ukrainienne, au massacre Perejil de 1937, à Fort Dimanche et toutes les casernes sous Duvalier, aux morts de Staline, à Auschwitz, au massacre de Tulsa, aux veines ouvertes de l’Amérique. Non pour justifier les exactions, les violations flagrantes des droits humains, mais pour me dire de tenir bon, d’oser espérer. Car seuls les hommes et les femmes de bien peuvent faire cesser les injustices, les crimes et les discriminations de quelque nature qu’elles soient.
En Haïti, nous osons espérer.
Au beau milieu de ces blocages, de ces exactions criminelles, de ces rapts, de la résurgence de maladies épidémiques, des détritus qui amoncellent les rues, de l’essoufflement de la police nationale, l’on peut vite tomber dans une torpeur. Et désespérer. Pourtant, il faut vivre. Il faut raconter au monde ce que nous vivons. Pour me sortir de mon silence en ce début d’année 2023, je repense aux aïeux, à leurs sacrifices, et à tous ceux qui ont mené des luttes dans l’ombre sans tambour ni trompette. Écrire ou parler. De ce qui est. De notre réalité d’aujourd’hui, des gangs, des politicailleries idiotes, des politiques insensées, du refus d’abnégation, de l’absence totale d’éthique et de moralité politique et patriotique. Raconter ce qu’on voit, ce que des millions de gens vivent et subissent.
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2022, annus horribilis, certes, mais il faut oser espérer. Refuser de se laisser broyer par la spirale du défaitisme et de l’esprit ce-pays-ne-peut-rien-pour-moi. C’est plus de la témérité que du courage. Car ceux qui ont du courage et qui en ont eu marre ont préféré risquer le tout pour le tout. Par la mer. Par les jungles sud-américaines. L’humiliation en République dominicaine. Entre les cartes de l’Amérique centrale. Ou à la frontière américano-mexicaine. Pourtant nos aïeux ne se sont pas battus, n’ont pas donné leur sang pour ces tribulations de leurs descendants.
Il faut raconter au monde ce que nous vivons.
Haïti est le pays qui a donné au monde, comme le disait Frédéric Douglass, la première leçon de liberté. Quand le président Pétion a reçu Simon Bolivar le 2 janvier 1816 avant les guerres d’indépendance en Amérique latine, après lui avoir fourni armes et munitions, nos ancêtres n’avaient demandé qu’une chose à Bolivar : l’abolition de l’esclavage des Noirs. C’était 12 ans après notre indépendance. Parce que cette leçon de liberté pour nous était primordiale. J’ose espérer à l’idée d’Haïti malgré tout ce que nous avons vécu en 2022 parce que je m’accroche encore à cette leçon de liberté. C’était le cas en 2004. C’est aussi le cas en 2023.
L’on peut se demander, sommes-nous libres quand des gangs nous empêchent de nous déplacer ? Quand nous importons presque tout ? Quand un gouvernement illégitime joue avec les mots « accord », «consensus », « transition », hypothéquant davantage notre avenir ? Quand ce même gouvernement demande une intervention militaire avouant son incapacité à négocier et résoudre la crise actuelle ? Quand nous ne savons pas protéger nos ressources et nos frontières? Quand nous avons connu tant d’interférences, de missions onusiennes ? Sommes-nous libres ? Je ne saurais philosopher pour donner des mots réconfortants mais je ne peux non plus répondre par la négation en oubliant les causes de nos malheurs et les acteurs que nous avons laissés au pouvoir pendant si longtemps. L’atteinte à notre liberté vient du dedans. Car dans un monde idéal, si ces acteurs avaient pris en compte les desiderata du peuple, avaient conscience de la valeur de cette nation et de cette leçon de liberté de 1804, nous serions peut-être le wakanda que l’on n’ose pas rêver.
J’ose espérer à l’idée d’Haïti malgré tout ce que nous avons vécu en 2022 parce que je m’accroche encore à cette leçon de liberté.
Ceux qui ont été au timon des affaires ont laissé la situation dégénérer tel qu’il est impossible de s’en sortir seuls. Il n’y a aucun doute. Alors que nous agirons chacun de notre côté pour que ça aille mieux, espérons que nos « pays amis » ne répéteront pas les erreurs du passé en conjuguant leurs efforts avec les mêmes acteurs malhonnêtes qui nous ont mis dans ce bourbier. Car nous le savons tous : les mêmes causes produisent les mêmes effets. Pour ces millions comme moi qui parfois se sentent à la dérive dans ce pays, pour 2023 et après, agissons même dans l’ombre et osons espérer… vivre !
© Photo de couverture : jcomp/freepik
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