Le Congo comptait peu de diplômés, après son indépendance en 1960. La demande en professionnel haïtien était énorme pour remplacer les Belges
Dans les années soixante, une grande vague de migration d’Haïtiens vers le Congo a eu lieu. Poussés par la dictature et la réalité économique d’alors, ces hommes et femmes « de tous les corps de métiers sont partis dès le lendemain de l’indépendance du Congo pour y aller travailler », affirme la femme politique, Marie-Laurence Jocelyn Lassègue, dans une entrevue avec AyiboPost. Les parents de la journaliste et enseignante faisaient partie des contractuels haïtiens, embauchés au Congo.
Outre le début du règne brutal des Duvalier, les années 1960 renvoient également à la décolonisation de plusieurs pays d’Afrique. Durant cette époque libératrice, « le Congo comptait à peine quinze diplômés dans ses rangs », assure l’ancien immigré haïtien Hérold Désir. Actuellement promoteur d’écoles privées au Congo, l’homme a pris part à la dernière vague de migration ayant eu lieu en 1977. Et, selon ses dires, cette absence de cadres congolais avait engendré un vide dans tous les domaines. Parmi lesquels, l’éducation.
Hommes et femmes « de tous les corps de métiers sont partis dès le lendemain de l’indépendance du Congo pour y aller travailler »
« À l’époque, les Belges et Français occupaient un panel de choix dans l’enseignement au Congo, révèle l’originaire de Saut-d’Eau. Mais cela ne suffisait pas pour combler un pays 80 fois plus grand que la Belgique et Haïti ».
Afin de réussir à former des professionnels et spécialistes, l’État congolais a donc envoyé une commission composée de Belges et de Français chargés de recruter des professeurs haïtiens. D’abord réticents à l’idée de se rendre vers une Afrique qui leur était encore étrangère, des professionnels haïtiens ont fini par céder à l’offre.
Quitter sa terre natale
Qu’il s’agisse de répression ou encore de chômage, les raisons de partir ne manquaient pas aux Haïtiens. Toutefois, Hérold Désil tient à le préciser : « Les Haïtiens qui se sont rendus au Congo n’étaient pas des citoyens qui étaient politiquement persécutés, mais plutôt des individus animés d’une envie de retourner à leur terre natale, étant donné qu’ils sont aussi des Africains ».
Le climat politique délétère installé par la dictature des Duvalier poussait aussi beaucoup vers la porte de sortie. Persécuté ou pas, Alex Anselme se souvient que son père n’était pas particulièrement en accord avec la politique de Duvalier. Et, selon lui, c’est une des principales raisons ayant poussé ce dernier à se décider à partir pour le Congo. « En 1964, mon père qui était agronome a signé un contrat avec l’UNESCO pour y aller enseigner. Et il l’a fait jusqu’en 1985 ».
Cela dit, Anselme n’est pas du tout contre l’idée de Désil selon laquelle l’arrivée de la commission congolaise ait été une réelle aubaine. Marie-Laurence Jocelyn Lassègue non plus d’ailleurs. Puisqu’elle confie avoir toujours remercié ses parents d’avoir choisi de rester au Congo longtemps après que leur contrat signé avec le gouvernement congolais ait pris fin. « J’ai toujours considéré cela comme un cadeau », dit-elle. Cette décision, en plus d’une ouverture sur le monde, a donné a Lassègue ainsi qu’à toute sa famille l’opportunité de retourner sur notre « continent-mère » et de connaître la philosophie bantoue.
Le professionnel haïtien avait une opportunité de gagner gros. « Pour le même travail effectué en Haïti, on gagnait bien plus au Congo », se réjouit Désil. Un écart qui est expliqué par rapport à l’importance que Mobutu Sese Seko, le président congolais d’alors, accordait à l’éducation. De son mémoire d’ancien immigré, Désil révèle que dans sa volonté de former ses citoyens, le Congo recrutait même les étudiants haïtiens en dernière année à l’École normale. Aussi, il allouait 60% de son budget à l’éducation. « Soit un pourcentage qui dépassait de loin notre budget national ».
Immigration en deux temps
Les Nations-Unies étaient au premier rang dans le recrutement des cadres techniques à envoyer au Congo. L’UNESCO recrutait également des professeurs de l’enseignement universitaire et secondaire.
Une fois la commission arrivée au pays, elle dut faire face à une forte résistance. Ce, à cause d’une mauvaise publicité.
Les parents de Marie-Laurence Jocelyn Lassègue partent en 1962, confirme l’ancienne ministre à la Condition féminine. Âgée de huit ans, elle rejoindra ses parents en 1963, accompagnée de son grand frère et de ses deux petites sœurs. Ce scénario s’apparente à celui d’Anselme dont le père avait migré au Congo en 1964. Le reste de sa famille et lui l’y ont rejoint deux ans après.
Après 1965, ce n’étaient plus les organismes internationaux qui recrutaient les cadres haïtiens. « Le gouvernement congolais s’est mis à effectuer lui-même les recrutements », précise Hérold Désil. L’Assistance technique gouvernementale congolaise a dès lors vu le jour. De là, le nom attribué aux professeurs qui sont arrivés au Congo après 1965 : « les professeurs ATG ». En d’autres termes, les enseignants pris en charge par l’État congolais lui-même.
1977, la dernière vague de migration a eu lieu. 500 professeurs haïtiens ont quitté Haïti pour aller au Congo. Parmi eux, Hérold Désir qui était alors âgé de 36 ans.
Rester attaché à ses racines
Le Congo regorge de tribus, ce qui conséquemment entraîne la présence de plusieurs langues et une forte tolérance. Marie-Laurence Jocelyn Lassègue s’y sentira tout à son aise. « Je savais que j’étais Haïtienne, que je venais d’Haïti, mais je me sentais chez moi au Congo », dit-elle.
Sa famille s’était installée dans une ville qui s’appelait Katanga où le Tilouba était couramment parlé. Lorsque nous nous sommes ensuite installés à Kinshasa, je parlais pratiquement trois langues. À savoir le Kilouba, le Lingala et le Swahili, toutes, des langues parlées dans d’autres pays comme le Kenya et la Tanzanie ».
Après 1965, ce n’étaient plus les organismes internationaux qui recrutaient les cadres haïtiens.
Néanmoins, certaines pratiques haïtiennes devaient être gardées. Lassègue parle de son père qui, en plus d’avoir très tôt mis des livres d’auteurs haïtiens entre les mains de ses enfants, leur faisait écouter du compas tous les dimanches. En cela, ils étaient certes en Afrique, mais ils avaient « une culture haïtienne extrêmement pointue », estime-t-elle.
L’ensemble des immigrants haïtiens se retrouvait régulièrement entre eux. Et il y avait toute une communauté d’enfants haïtiens qui aujourd’hui composent l’Association des Haïtiens et Haïtiennes ayant vécu au Congo ou qui y sont nés. Alex Anselme en est le président. « On se retrouvait le plus souvent en week-end, confirme Didier Darvoust. À force, presque toutes les familles se connaissaient ». Cela explique pourquoi il est rare qu’au sein de ladite association, on ait affaire à des gens qui ne se connaissaient pas ou au moins qui ne connaissaient pas les parents de l’autre ».
Valeurs typiquement congolaises
Installées au Congo, les familles étaient dispersées un peu partout. « Certains Haïtiens, dit Désil, résidaient à la capitale qui était alors appelée Léopold-Ville. D’autres étaient dans les provinces ».
Alors qu’en Haïti on désigne les provinces comme étant des pays en dehors, au Congo, quand on parle des villes de province, on dit : « Je viens de l’intérieur. Car la capitale n’est pas le pays et le pays, c’est l’intérieur », déclare Lassègue. « L’importance de cette décentralisation m’a profondément marquée », ajoute la féministe.
La déconcentration des universités éparpillées à travers le pays, la solidarité, le respect de ses grands-parents, l’importance de ceux qui cultivaient la terre, le respect des ainés qu’on n’a pas le droit d’appeler par son prénom… ce sont autant de principes congolais qu’il importe de respecter.
« Quand par exemple on voit une dame qui est visiblement plus âgée que soi, on ne peut l’appeler par son prénom. Mais plutôt maman ou grande sœur une telle ».
C’est une valeur que Lassègue conserve encore puisque, dit-elle, « j’ai dans ma culture une part africaine, congolaise ». Laquelle part, elle dit transmettre à ses enfants.
Disparition de la communauté haïtienne
À partir de 1980, la situation sociopolitique congolaise était particulièrement instable. Par conséquent, de nombreuses familles haïtiennes ont préféré retourner au bercail. S’y étant installées après plusieurs années, celles-ci durent laisser derrière elles plusieurs de leurs réalisations. Mais pas toutes.
Anselme et Lassègue ont respectivement quitté le Congo à dix-sept et douze ans. Originaire de Jérémie, Anselme venait à peine de boucler ses études secondaires, tandis que l’actuelle militante féministe n’était encore qu’une adolescente. Toute la famille de cette dernière rentrera au pays en 1987. Lassègue confie que sa maman qui s’était déjà intégrée au Congo n’a jamais été heureuse d’être retournée en Haïti. « Mais elle l’a fait par amour pour son mari ».
Étant donné l’ensemble de ses réalisations dans le milieu éducatif, celle-ci avait en effet été décorée par les Congolais. « Ma mère, ajoute l’ex-ministre de la Culture, avait ouvert la première grande école maternelle du Congo. Beaucoup de Congolais et Congolaise sont passés par cette école qui est ensuite devenue une école primaire, puis une école secondaire. Mon grand frère qui a d’abord vécu aux États-Unis avant d’habiter la Belgique est retourné habiter au Congo. Il a repris l’école jusqu’à sa mort à Kinshasa, il y a quatre ans ».
Mais contrairement à Darvoust qui n’y est plus jamais retourné, ou Anselme qui vit depuis lors entre Boston et Haïti, Lassègue s’est rendue au Congo à plusieurs reprises. « Pour moi, Haïti c’est le Sud. Donc, lorsque pendant les vacances et autres jours de fête, je n’étais pas à Cavaillon, j’allais au Congo. La dernière fois que j’y suis allée, c’était en 2012 ». Madame était alors l’invitée d’honneur du Sommet des femmes de la francophonie.
Plus d’un demi-siècle après, les traces du passage des familles haïtiennes sont encore présentes. « Et les Congolais sont très reconnaissants envers les Haïtiens », affirme Anselme. Ainsi, même quand ces derniers ne sont plus aussi nombreux qu’auparavant, « les Congolais ne cachent pas de dire qu’ils ont eu un professeur haïtien ou que leurs parents en ont eu un ».
Les illustrations sont de Riquemi Pérez pour AyiboPost.
Ce texte rentre dans le cadre de l’exploration d’AyiboPost sur la migration Haïtienne. Cliquez ICI pour lire les reportages, les tribunes d’experts et regarder les documentaires.
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