Port-au-Prince et ses rares voyageurs se sont réveillés avec une incroyable nouvelle : Jovenel Moïse est assassiné chez lui au matin du 7 juillet 2021. Le reste du pays retient son souffle avant que la nouvelle ne devienne officielle. Des amis écrivent et appellent de partout. Les rues de Port-au-Prince sont presque désertes. Même la grande majorité des médias n’avaient encore commencé leurs émissions spéciales quand j’ai été réveillé par une voisine. Radio Caraïbes entamait déjà sa matinale et donnait la nouvelle. Mais la musique étrangère tournait sur la plupart des autres fréquences. Dans un direct de Radio Télé Pacific à Delmas, on ne voit que quelques rares motocyclistes. Il règne un silence de cimetière sur l’autoroute de Delmas. L’heure est grave. Il était grave hier, il l’est davantage aujourd’hui. A mesure que les minutes s’égrènent, l’incertitude augmente.
Face aux rumeurs, mes premières réactions sont de toujours vérifier les sources officielles. Pour moi, choqué, c’était une rumeur. Un ami journaliste et sa femme m’appellent de New York.
–As-tu entendu la nouvelle ?
–Oui.
–Je ne sais pas comment interpréter ce qui vient de se passer.
–Mais, c’est normal, c’est inimaginable. Sois prudent. Ne sors pas.
Nous ne sommes pas restés longtemps au téléphone. Au moment où je lui parlais, quelqu’un d’autre m’appelle de Boston. L’information serait vraie. C’est à ce moment que je remarque les multiples appels manqués de l’étranger. Je consulte Twitter, je lis le tweet de Frantz Duval, rédacteur en chef du journal Le Nouvelliste : « Le président Jovenel Moïse a été assassiné chez lui tôt mercredi matin, a confirmé le premier ministre Claude Joseph joint au téléphone par Le Nouvelliste. Sa femme blessée reçoit des soins, selon le PM qui était en réunion avec le CSPN ce matin ». Puis celui de Radio France Internationale. Un autre appel d’une amie de Boston.
–Est-ce que c’est vrai ?
–Il semble que oui.
–Mais comment ça a pu se produire ? Comment les individus ont pu rentrer dans sa résidence ?
–Écoute, ma chère, si à deux pas du Palais national règne l’insécurité… on peut tout imaginer dans ce pays. Mais attendons la version officielle. J’avais l’information vérifiée, mais je n’en revenais pas.
Puis le premier ministre a.i de facto et démissionnaire, Claude Joseph, annonce la nouvelle sur radio Métropole et sur Radio Magik 9 un peu plus tard : un commando d’individus « s’exprimant en anglais et espagnol avec des armes de haut calibre ont tué le président ». Il demande à la population de garder son calme et promet que « la situation est sous contrôle ». « Que tous les secteurs du pays s’unissent pour dénoncer ce qui s’est passé. […]et que toutes les forces vives du pays accompagnent la continuité de l’État », dira-t-il plus tard dans une courte allocution en direct sur les réseaux sociaux et la Télévision nationale d’Haïti. Il allait déclarer lui-même avec les ministres de son gouvernement démissionnaire un « état de siège » et quinze jours de deuil national pour Jovenel Moïse. Entre temps, on ne sait rien du premier ministre de facto nommé le 5 juillet dans le journal officiel Le Moniteur, Dr. Ariel Henry qui devait rentrer en fonction. Un autre imbroglio.
La mort dans nos rues jusqu’à la résidence de Jovenel Moïse
Depuis le début de l’année, entre des tweets, des conversations entre amis, je lamentais les assassinats de mes compatriotes des quartiers populeux. L’impunité, la corruption, la montée de la gangstérisation, le silence odieux des officiels, les pénuries, les violations de la Constitution… tout avait contribué à nous rendre circonspects pour l’avenir du pays. Depuis les dernières années de la présidence de Jovenel, les Haïtiens sont habitués avec la mort dans les rues. La mort les frôle tellement qu’ils n’en deviennent point tétanisés. Il faut lire les conversations des groupes WhatsApp pour s’en rendre compte véritablement. Pas plus tard que la semaine dernière, les Port-au-Princiens se sont réveillés avec un carnage à Delmas et à Port-au-Prince : dix-neuf morts et un blessé.
Cependant, jamais je n’aurais pensé que le citoyen censé être le plus protégé du pays allait être victime, chez lui, avec sa femme. C’est grave. Trop préoccupés du lendemain, beaucoup d’Haïtiens ne se rendent pas compte de la gravité de l’acte. Ce 7 juillet 2021 est une journée tristement historique. Comme le furent les 6 et 7 juillet 2018. Comme le fut un certain 28 juillet 1915.
Difficile de donner du sens à cet évènement
Je cherche un sens à ce qui s’est passé. C’est un véritable choc. Qu’un commando incluant des étrangers puisse éliminer le président de facto et blesser sa femme chez eux, au beau milieu de la nuit, est tout simplement inconcevable et tragique ! Qu’on ait aimé le couple ou pas. Évidemment, personne, autre que le commando, ses facilitateurs et ses commanditaires, ne peuvent expliquer l’évènement funeste à ce stade. C’est une bien triste page d’histoire du pays qui vient de s’ouvrir. Cet assassinat dit, pour ceux qui en doutaient, toute la gravité de l’état de l’insécurité dans le pays et du niveau des forces de sécurité. Les vidéos qui circulent sont encore plus incompréhensibles devant la facilité de l’acte. La lumière se fera-t-elle comme on attend que lumière se fasse sur l’assassinat du bâtonnier Monferrier Dorval et des centaines de compatriotes des quartiers populeux ? Il y aura beaucoup de théories, mais seule la vérité compte, parce qu’il faut que justice prévale.
Un autre appel d’un ami de Montréal. Puis des messages du Guatémala, du Québec, de Washington, de San Diego, de Londres, de Casablanca, de Paris…le monde réagit, mes amis prennent des nouvelles. « C’est fou qu’un président se fasse tuer chez lui ! », disaient certains. Les gens n’en revenaient pas. Moi, non plus.
Nous avions tous l’impression bien avant cet évènement funeste et malheureux, que même le gouvernement ne se rendait pas compte de son incapacité à rétablir la sécurité. Douze millions de personnes sont pourtant concernées. Jovenel Moïse avait certes sollicité l’appui de la communauté internationale pour faire face à la gangstérisation. Mais comment réagir face à l’atteinte de l’intégrité physique et symbolique d’un État ? Je ne pensais pas le voir de mon vivant.
Une nouvelle occupation ?
En tout temps, il faut toujours prendre la mesure des événements de l’histoire pour préparer demain. Le 7 juillet 2021 est une date historique pour Haïti. Comme ce fut le 28 juillet 1915. Mais en 1915, il n’y avait pas de commando étranger. Les Haïtiens ont fait leur sale boulot eux-mêmes malgré le refuge de Vilbrun Guillaume Sam à l’ambassade de France. Ces évènements nous ont tout de même coûté 19 ans d’occupation américaine. Avec la réunion du Conseil de sécurité des Nations unies ce jeudi 8 juillet, je doute fort que l’affaire restera uniquement haïtienne. Je ne souhaite pas non plus une énième intervention onusienne, ou tripartite (américaine-canadienne-française). Encore moins une nouvelle intervention américaine.
Condoléances, sympathies, force et courage, communion de prière… ce sont des mots auxquels les Haïtiens sont habitués depuis que je sais lire et écrire. Environ trente ans. Il est difficile d’aimer Haïti et de ne pas prendre sur soi les douleurs des nouvelles effarantes, le poids du stress, de l’égarement et de l’incertitude qui viennent avec.
On se bat, on s’affaisse, on est touché, on se relève, on reprend souffle, on redémarre. Puis, on s’affaisse à nouveau. On en vient presque à douter de son propre avenir et de son utilité sociale. Oui, le pays épuise physiquement et mentalement. Mais on y tient. On y tient pour ses idéaux de liberté.
Le 7 juillet 2021 est une nouvelle date historique pour le pays. Alors, que cette date historique rappelle ces idéaux et que les Haïtiens se mettent ensemble pour éviter le pire ! Nos ancêtres ont voulu d’un pays libre, ils nous l’ont légué sans occupation étrangère, alors construisons-le pour vrai.
Que les forces célestes protègent la Nation !
Comments