Des citoyens et organisations de la société civile exigent des arrêts de débet et la tenue d’un procès
Telle une bombe silencieuse, la dernière tranche du rapport Petrocaribe a fait son apparition le 17 août dernier sur le site internet de la Cour Supérieur des Comptes et du Contentieux administratif. En 312 pages, la CSCCA prolonge les observations et conclusions figurant dans ses deux premiers rapports sur la gestion calamiteuse, inefficiente et corrompue des milliards du fonds Petrocaribe par six gouvernements successifs sous quatre présidents.
Depuis la communication du document, des voix s’élèvent pour réclamer de la CSCCA des arrêts de débet à l’encontre des dilapidateurs présumés qui ne sont pas passibles de la Haute Cour de Justice du parlement.
Contrairement aux arrêts de quitus, les arrêts de débet attestent la gestion irrégulière des deniers publics par un comptable. D’ici là, des mécanismes existent pour exiger la restitution de l’argent dilapidé, en cas de négligence. Si le comptable a personnellement profité d’une magouille, son arrêt sera transféré au commissaire du gouvernement pour l’enclenchement d’un procès.
Dans les premières pages du rapport, la CSCCA a adressé trois recommandations au parlement, qui techniquement demeure dysfonctionnel depuis janvier dernier. Selon la Constitution de 1987, la Chambre des députés — qui n’existe plus — peut mettre en accusation par-devant la Haute Cour de justice le Chef de l’État, le Premier ministre, les ministres, les Secrétaires d’État.
Aussi, la Cour demande au pouvoir législatif de « mettre en place des mécanismes de récupération des sommes d’argent mal utilisées afin de permettre à la République d’Haïti de réduire éventuellement sa dette envers le Venezuela. »
Le sénat va agir
Mardi 25 août prochain, le tiers du sénat restant va se pencher sur le rapport, révèle le président du Sénat de la République Pierre François Sildor. « Le président du Sénat ne peut rien dire sur quel suivi sera donné au document » lance Pierre François Sildor qui s’en remet aux 10 sénateurs restants.
Proche du pouvoir, le sénateur de la Grand’Anse, Jean Rigaud Belizaire se prononce pour le transfert pur et simple du document à la justice haïtienne qui selon lui, « doit faire ce que la Cour des comptes n’avait pas fait : coincer personnellement les coupables ».
Indexant les événements politiques qu’a connus le pays en 2019, Pierre François Sildor dévoile que le Sénat n’a même pas encore acheminé la deuxième partie du rapport de la CSCCA aux autorités judiciaires. « Les troubles politiques ont empêché l’Assemblée des sénateurs de sanctionner ce rapport », raconte Sildor.
Il n’est pas clair quel pouvoir décisionnel réel détient le tiers du sénat dans un parlement dysfonctionnel. Plusieurs juristes interrogés rapportent qu’il faudra une réelle volonté politique pour la tenue effective d’un procès Petrocaribe, malgré les multiples plaintes déjà déposées. Le président de la République, Jovenel Moise est personnellement indexé dans l’audit de la CSCCA. Dans une interview à Magik 9 hier 18 août, son conseiller Patrick Chrispin, a critiqué un rapport « haineux », « subjectif » et « biaisé ».
Le président indexé
Patrick Chrispin dénonce la présence du nom de Jovenel Moïse dans le dernier rapport. En fait, le nom du président ne se trouve pas dans le document du troisième rapport, mais plutôt dans le deuxième où il est accusé d’avoir élaboré des « stratagèmes de détournement de fonds » avec sa firme Agritrans.
En effet, selon la CSCCA, l’État haïtien a signé en 2014 deux contrats identiques de plus de 39 millions de gourdes avec deux entreprises distinctes, à savoir : Agritrans dont Jovenel Moïse était le président jusqu’à son élection en 2014 et Betexs. Si dans son rapport la Cour parle de « découverte troublante », c’est parce que les deux entreprises ont réalisé le même ouvrage : la route Borgne — Petit Bourg de Borgne, dans le même espace et en même temps.
Cette indexation de la CSCCA qui a souligné la responsabilité personnelle du président de la République a contraint Jovenel Moïse à s’expliquer à travers un « Op-Ed » (article d’opinion) publié dans les colonnes du journal américain Miami Herald en juillet 2019. Dans son exposé, le président est allé jusqu’à solliciter une commission d’experts financiers de l’Organisation des États américains (OEA) en vue de réaliser un audit du Fonds Petrocaribe.
Depuis lors, aucune avancée concrète n’est à mentionner dans ce dossier.
Des irregularités importantes
Pour son dernier travail sur le dossier, la CSCCA a audité des projets financés à hauteur de 92,1 % du montant total des résolutions prises en Conseil des ministres pour la période allant de septembre 2008 à septembre 2016. La cour a exposé des cas de « projets engagés sans évaluation des besoins et l’estimation des coûts », un « manque de traçabilités des documents comptables fiables pour justifier certaines dépenses », « l’absence de supervisions », des « dépenses non prévues dans les contrats », des cas de « détournement de Fonds »…
Par exemple : les cinq projets analysés à l’Unité de Construction de Logements et de Bâtiments publics (UCLBP) « n’avaient aucune estimation des besoins », relate la CSCCA.
La Cour révèle l’impossibilité pour elle, de retracer les documents comptables fiables sur l’utilisation par le Fonds d’Assistance économique et sociale (FAES) de 12 millions de dollars américains alloués au programme de protection et de promotion sociale.
Au Ministère de la justice et de la sécurité publique aussi la CSCCA peine à trouver des documents comptables pouvant justifier, d’une part, les dépenses de 116 millions de gourdes réalisées à partir des fonds provenant de la résolution du 23 juillet 2014, pour l’acquisition de matériels, et d’autre part de 208 000 dollars américains pour l’acquisition d’un camion de pompier et de 167 millions de gourdes pour le renforcement des capacités d’intervention de la PNH.
Au Ministère de l’Environnement, la CSCCA note le détournement d’une partie, soit de 1 203 750, 00 gourdes, des fonds dédiés à la réalisation du projet « drainage et protection de la ville de Ouanaminthe contre les crues de la rivière Massacre ».
Au Ministère du Tourisme, la Cour « constate des dépenses non prévues dans les contrats ou ne faisant l’objet d’aucune signature de contrat. »
Une dilapidation flagrante
« Le fonds Petrocaribe a été dilapidé par ce qu’il y a eu corruption, favoritisme, trafic d’influence et passation illégale de marchés publics », tance Gédéon Jean, responsable du Centre d’analyse sur les Droits Humains (CADH). Le membre du consortium Ensemble contre la corruption estime que la finalisation du rapport par la CSCCA constitue un « bon pas dans la démarche visant à tenir le procès Petrocaribe en Haïti. »
Tout comme Alain Delisca membre de « l’Association civique et citoyenne », « Ayiti Nou Vle a » et Stéphane Michel de l’organisation « Nou p ap dòmi », Gédéon Jean réclame des « arrêts de débet ». Les deux premières structures prennent activement part aux débats et mobilisations pour la reddition des comptes dans le cadre du dossier Petrocaribe.
Le sénateur, Jean Rigaud Belizaire, de son côté, souligne que sans les arrêts de débet, le travail de la CSCCA est incomplet. Selon lui, « il faut toucher la plaie du doigt en punissant les comptables de deniers publics qui sont placés sous la juridiction de la CSCCA. »
Tous ne s’accordent cependant pas sur le rôle que devrait jouer le sénat, amputé de la majorité de ses membres. Gédéon Jean évoque la nécessité de continuer à faire pression sur le Sénat de la République afin qu’il joue sa partition dans le processus devant conduire à un procès Petrocaribe en Haïti.
Pour Stéphane Michel du groupe « Nou Pap Domi », il serait mieux que le sénat ne réagisse pas sur le rapport afin de ne pas continuer à créer des suspicions. Il rappelle que le ministre de la Justice avec qui les sénateurs devraient collaborer pour acheminer le document aux autorités judiciaires n’était pas voté par le Parlement et par conséquent n’a pas son entrée dans l’institution.
La plus importante mobilisation de la décennie
Petrocaribe a occasionné PetrocaribeChallenge qui demeure la plus importante mobilisation citoyenne en Haïti de ces dernières décennies en Haïti. « La lutte contre la corruption va de pair avec la volonté politique », rappelle Stéphane Michel. Selon ce militant, l’absence du président Jovenel Moïse du pouvoir est primordiale pour la tenue du procès Petrocaribe, « puisque le régime en place est impliqué dans la dilapidation du Fonds Petrocaribe. »
Pour Alain Delisca de Ayiti Nou Vle a, il faut éviter que les dilapidateurs du Fonds Petrocaribe ne se fassent élire dans les prochaines élections prévues en 2021 comme cela s’est passé après le procès de la consolidation. Raison pour laquelle le groupe « ANVA » met le cap sur la réalisation de documentaires qui donneront la parole aux victimes des « pseudos projets de développement » de ceux qui ont dilapidé l’argent Petrocaribe.
Le mouvement Petrocaribe Challenge a été lancé sur les réseaux sociaux le 14 août 2018 avec un tweet du scénariste Gilbert Mirambeau. 10 jours plus tard, plusieurs milliers de citoyens ont foulé le macadam devant la CSCCA. Ils réclamaient des redditions de comptes en scandant « Kot Kòb Pewo Karibe a ? », un slogan devenu viral depuis.
Par-dessus tout, il y a une vérité : « des Haïtiens ont détourné l’argent du Fonds Petrocaribe, contrairement à la vision d’investissement initiale », analyse le juriste, Jacquenet Oxilus.
Puisque le dossier est déjà par devant le cabinet d’instruction, l’avocat estime qu’il est temps que des balises soient posées pour aider à stopper la dilapidation des fonds de l’État. Il convient d’arrêter de crier « bare volè » après chaque scandale de corruption, pour exiger la restitution à l’État des sommes volées, soutient-il.
C’est pourquoi l’ancien candidat au poste de Protecteur du Citoyen plaide en faveur d’un procès transparent donnant la latitude aux accusés de se défendre afin que seuls les coupables soient condamnés et les innocents blanchis.
Deux ans après le début de Petrocaribe Challenge, le 14 août 2018, une seule certitude demeure : le combat pour la reddition des comptes sera long.
Samuel Celiné
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